La Société Française d’Ecologie et d’Evolution (SFE2) vous propose ce quatrième et dernier épisode (R115) du Regard de Harold Levrel, Professeur d’Economie à AgroParisTech et chercheur au CIRED, sur la confrontation entre humains et pinnipèdes dans les socio-écosystèmes côtiers californiens.  A la suite des Regards R112 à R114, celui-ci analyse les changements d’organisation et trajectoires de ces socioécosystèmes.

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Socioécosystèmes côtiers sous pression:
Quelle cohabitation entre grands mammifères terrestres et marins ?

Harold Levrel,

Professeur à AgroParisTech et à l’Université Paris-Saclay, Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (CIRED)

Partie 4 : Changer de paradigme
pour initier des trajectoires coévolutives
avec les espèces sauvages

Regard R115, édité par Anne Teyssèdre

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Mots-clés : Pinnipèdes, réensauvagement, socioécosystèmes, contrat naturel, coexistence, cycles adaptatifs, coévolution, panarchie

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Résumé

Ce Regard, composé de quatre articles, décrit l’impact et la gestion du réensauvagement* de la côte californienne suite à la très forte augmentation régionale du nombre de pinnipèdes* depuis une cinquantaine d’années.

Dans les trois premiers articles (R112 à R114), nous avons montré comment la colonisation et l’expansion progressive de populations de ces grands mammifères sauvages dans quatre types d’écosystèmes côtiers fréquentés ou/et exploités par les humains (socioécosystèmes) ont conduit à perturber le fonctionnement de ces socioécosystèmes et à devoir repenser certaines pratiques de gestion, tout autant que les compromis sociaux autour des interactions entre humains et pinnipèdes. Loin d’être simples, ces transformations ont nécessité la mise en œuvre simultanée d’innovations techniques (écologiques), institutionnelles, organisationnelles, symboliques et budgétaires.

Dans ce quatrième et dernier papier de la série (R115), nous cherchons à prendre un certain recul sur les analyses jusque-là proposées en adoptant une approche systémique, pour tirer des enseignements sur la question du réensauvagement. À cette fin, nous avons mobilisé le cadre théorique de deux approches de l’économie à visée interdisciplinaire : l’économie coévolutionniste et l’économie transactionnelle. Nous identifions par ailleurs certains facteurs clés qu’il semble important de prendre en compte lorsque des conflits, des discussions et des négociations ont lieu autour de la cohabitation entre humains et non-humains, dans des territoires très anthropisés.

Introduction

Les déséquilibres générés par l’arrivée et/ou l’augmentation des populations de pinnipèdes dans les quatre types de socioécosystèmes considérés, ainsi que la manière dont les acteurs ont expérimenté des solutions pour faire évoluer les accès, les usages et les techniques en vue de recouvrer un nouvel équilibre, ont été décrits dans les Regards R112 à R114. Analysées dans une approche systémique des interactions entre humains et pinnipèdes, ces dynamiques et expérimentations sont instructives sur la question du réensauvagement et des adaptations socioéconomiques associées.

Au regard des trajectoires décrites ici, il est possible d’affirmer – une fois n’est pas coutume – que la Nature a gagné ou, du moins, n’a pas perdu. Pourquoi peut-on affirmer cela ? Tout simplement, car des populations humaines ont, contraintes ou de manière volontaire, adoptées des règles visant à reconnaître des droits d’accès et d’usage à des non-humains et à leur abandonner des sites depuis bien longtemps réservés à Homo sapiens. L’exception est bien évidemment le bassin-versant de la rivière Columbia, où les pinnipèdes ont clairement perdu leur droit à habiter cet écosystème. Cependant, même dans ce cas, on constate que ce sont les arguments en faveur de la conservation d’espèces menacées d’extinction qui ont été décisifs.

Pour saisir les tenants et aboutissants de cette transformation, il est possible de s’appuyer sur deux cadres théoriques interdisciplinaires : l’économie coévolutionniste qui s’intéresse à l’articulation des dynamiques écologique, économique, institutionnelle et sociotechnique ; l’économie transactionnelle qui donne une place centrale au droit comme facteur explicatif de l’évolution du capitalisme. Nous reprenons par ailleurs les quatre modalités de prise en charge sociale du réensauvagement que sont la « copropriété », la « répulsion », la « cohabitation » et la « régulation » pour alimenter les cadres théoriques en question.

L’économie coévolutionniste et transactionnelle comme cadre d’analyse

L’économie coévolutionniste a été conceptualisée par Richard Norgaard à la fin des années 1980 (cf. Norgaard, 1988). Cette théorie vise à décrire les mutations socioécosystémiques à l’échelle d’un territoire spécifique, en s’intéressant aux interactions complexes entre facteurs sociaux, économiques, techniques et écologiques, et aux processus de sélection-adaptation qui déterminent les trajectoires. Une représentation de ces coévolutions est schématisée dans la figure 1. Ce sont les interdépendances plus ou moins synchroniques entre ces différents éléments qui produisent des changements dans les relations entre systèmes écologiques et systèmes socioéconomiques.

Figure 1: représentation des interactions coévolutives pour décrire la transition d’un socioécosystème. Source : adapté de Norgaard, 1988.

Élaborée par John Commons un siècle plus tôt (Commons, 1893), l’économie transactionnelle vise à analyser les changements socioéconomiques à partir des transactions entre individus disposant de droits différents et des institutions (normes sociales) qui organisent ces dernières. Commons appréhende ainsi les évolutions socioéconomiques du point de vue des processus de sélection-adaptation des règles qui fondent la cohabitation entre individus au sein d’une société.

Selon John Commons, dans les pays occidentaux, ce sont les décisions de justice visant à faire évoluer des dispositifs légaux et à réorganiser les transactions qu’il faut analyser pour comprendre quelles sont, parmi les règles émergentes et les évolutions des comportements que cela induit, celles qui ont été considérées comme « désirables » pour une société donnée et celles qui ont été perçues comme indésirables. « La fonction première de la loi est de créer et de définir des droits légaux. Un droit (en général) est la capacité dont dispose un être humain d’influencer les actes d’un autre être humain, au moyen non pas de sa propre force, mais des opinions et de la force de la société. Un droit juridique est la capacité d’un être humain de contrôler, avec l’assentiment et l’assistance de l’État, les actions d’autrui. Ce qui donne sa validité à un droit juridique, c’est, dans tous les cas, la force qui lui est prêtée par l’État. » (Commons, 1893, p.62, traduction H. Levrel).

Ici ce sont les droits octroyés à des non-humains, la mise en place de dispositifs contractuels dans lesquels les pinnipèdes sont pris en compte, mais aussi les décisions de justice en leur faveur, qui nous intéressent particulièrement, car elles offrent autant de signes de changements institutionnels plus profonds qu’il peut y paraître au premier abord. Ces évolutions légales et les évolutions comportementales qu’elles induisent organisent et structurent en effet la transition écologique des systèmes économiques sous-jacents, suggérant l’hypothèse que nous sommes à l’aube de l’établissement d’un nouveau contrat naturel impliquant des non-humains, venant se substituer au contrat social qui ne tient compte que des êtres humains.

Pour évaluer la réalité d’une telle hypothèse, nous proposons une typologie de modèles opérationnels de prise en charge sociale du réensauvagement* (la liste n’est évidemment pas exhaustive), en y associant un terme générique dont l’objet est de résumer une intentionnalité autour de la construction – ou non – d’un contrat naturel (Tableau 1) : ici les termes « copropriété », « répulsion », « cohabitation » et « régulation », tels que définis dans le Regard précédent (R114). Nous y listons les coévolutions organisationnelles, institutionnelles, symboliques, financières et techniques, qui représentent autant de « leviers transformateurs » pour mettre en œuvre ces modèles. Nous spécifions quelles ont été les décisions de justice qui renvoient à des transformations profondes des systèmes socioéconomiques.

Tableau 1 : Tableau synoptique des modèles de gestion du réensauvagement* (augmentation des populations de pinnipèdes dans plusieurs types d’écosystèmes).

 

Pour offrir une représentation dynamique de coévolution entre innovation technique, changement institutionnel, mutation organisationnelle, évolution des représentations et des systèmes d’information, nous proposons une description de ce dernier à partir de la théorie des cycles adaptatifs (Tableau 2 ci-dessous) et la vision « panarchique » de Gunderson et Holling (2002) (Voir plus bas l’encart sur la théorie des cycles adaptatifs.

 

Tableau 2 : représentation des formes de coévolution et de leur temporalité à partir de la théorie des cycles adaptatifs de Gunderson et Holling.

 


Encart : La théorie ‘panarchique’ des cycles adaptatifs

La « panarchie » représente les évolutions de socioécosystèmes (ou autres systèmes complexes) menées par les interactions (et rétroactions) entre organisations sociales, écosystèmes, technologies, etc., à différentes échelles. Pour L.H. Gunderson et C.S. Holling (2002), ces systèmes évoluent selon des cycles adaptatifs imbriqués, depuis la petite échelle jusqu’au niveau global.

Un cycle adaptatif se décline en quatre phases distinctes : exploitation et croissance rapide (phase r), stabilité et rigidité (phase K), effondrement (phase Ω), réorganisation (phase α). Il s’applique aussi bien à des systèmes cognitifs qu’à des dynamiques écologiques, ce qui en fait un concept transdisciplinaire très puissant.

Fig. 2 : Représentation des cycles adaptatifs et de la panarchie.
Source: Buchheit et al., 2016, à partir de Gunderson et Holling, 2002.


 

La dynamique écosystémique

Comme il a été souligné à plusieurs reprises dans les deux précédents articles, le fonctionnement des écosystèmes marins de la côte Ouest des États-Unis connaît depuis les années 1990 une évolution rapide, du fait de l’expansion des populations de pinnipèdes représentant des espèces clés de voute dans ces écosystèmes*. Un élément qui reflète cette dynamique est la colonisation et l’installation progressive des lions de mer dans le Sud de la Californie. Le gestionnaire du port de Crescent City, à la frontière de l’Oregon, souligne ainsi que les lions de mer y étaient présents depuis longtemps (plus de 60 ans). En revanche, l’arrivée des lions de mer au port de San Francisco ne date que de 1990 ; leur apparition dans les ports de Los Angeles n’est pas bien connue, mais les gestionnaires soulignent que les premiers problèmes liés à leur présence datent du début des années 2000. Le gestionnaire du port de Newport Beach mentionne très précisément que la situation devient ingérable en 2006. Enfin, ils se sont installés définitivement à San Diego en 2014. On constate ici le même phénomène que celui observé en Europe avec les populations de phoques communs et les phoques gris qui, après avoir fortement augmenté dans le Sud-Est de l’Angleterre, ont commencé à coloniser la Hollande, puis la France.

Les évolutions institutionnelles et organisationnelles

Les évolutions institutionnelles et organisationnelles sont de différentes natures selon les socioécosystèmes considérés.

Les évolutions institutionnelles dans les ports sont principalement de nature contractuelle. En effet il est notifié dans les contrats de location de pontons que les propriétaires de bateaux s’engagent à ne plus pêcher ou nettoyer les produits de leur pêche dans les ports. Ils s’engagent aussi à acheter des équipements empêchant les lions de mer de monter sur les pontons dont ils ont la charge ou sur leurs bateaux. Et enfin, ils ne doivent pas s’approcher du territoire octroyé aux pinnipèdes. S’ils ne respectent pas ces règles, ils peuvent être soumis à des amendes par les responsables des ports. En contrepartie, les propriétaires de bateaux demandent aux gestionnaires de ces espaces de protéger leurs biens privés (les bateaux).

Du côté des plages, il est intéressant de pointer les « dissonances institutionnelles » dans lesquelles se sont trouvés les gestionnaires de La Jolla suite au réensauvagement* de ce territoire. En effet la loi fédérale de protection des mammifères marins a été remise en cause localement du fait de sa non-compatibilité avec le contenu du trust qui fixait les fonctions des plages de San Diego. Les habitants et les associations de La Jolla avaient ainsi toute latitude à invoquer des décisions de justice favorables à l’intérêt des phoques communs ou à ceux des usagers humains lorsque les échanges s’envenimaient à propos des populations de pinnipèdes. Cette confusion légale a fait rapidement le lit de conflits incessants sur le territoire et fait exploser les coûts de transaction à supporter pour la ville et la police. À ce jeu-là, la population de riches retraités de La Jolla avait des atouts – du temps et de l’argent – pour compliquer la tâche de la ville et enclencher des procédures juridiques.

La seule option pour sortir de cet imbroglio juridique pour la mairie de San Diego a été de demander au gouverneur de Californie de faire évoluer le contenu du trust établi en 1931, en y ajoutant la mention « protection des mammifères marins » (transaction de négociation). Cela a automatiquement conduit à patrimonialiser la population de pinnipèdes dans cette zone. Mieux, cette évolution du trust s’appliquant à l’ensemble des plages de San Diego (« tide and submerged lands »), elle représente une véritable institutionnalisation d’un nouveau partage entre humains et non-humains sur ces socioécosystèmes très anthropisés que sont les plages urbaines.

La pertinence de cette décision n’est cependant pas si évidente qu’il n’y paraît. En effet, il existe partout aux États-Unis des trusts environnementaux (environmental trust ou land trust) qui ont pour fonction de maintenir en bon état de conservation des milieux naturels ou des populations d’espèces particulières (souvent restaurés grâce à des investissements significatifs) pour les générations futures. Or, on le voit bien dans notre exemple, la nature évolue souvent dans une direction inattendue et les espèces sauvages jouent un rôle clé dans ces dynamiques. Il semble probable que des dynamiques de réensauvagement* vont ainsi venir menacer des milieux ou des espèces listés dans d’autres trusts environnementaux, conduisant dès lors à devoir lutter contre ces nouveaux arrivants, non pas uniquement parce qu’ils seront moins menacés que les espèces déjà présentes sur le site (comme c’est le cas avec les salmonidés de la rivière Columbia), mais, car, légalement, le milieu en question doit rester dans un état de conservation donné.

Bref, cet outil contractuel génère de facto une vision relativement fixiste de la conservation, non adaptée à l’évolution continuelle des populations et communautés vivantes. Il pourra probablement engendrer de nombreux contentieux entre objectifs de préservation alternatifs, avec à la clé beaucoup d’énergie et d’argent gaspillés pour la protection ou la restauration de la biodiversité. Mais c’est peut-être le prix à payer lorsqu’on souhaite étendre un système de droit à des non-humains. Tout comme il est nécessaire d’arbitrer entre des intérêts divergents entre humains, il sera nécessaire d’arbitrer entre intérêts divergents entre non-humains qui disposent de droits à être défendus…

Un exemple de cela est d’ailleurs l’adoption, du côté de la rivière Columbia, de l’Endangered Salmon Predation Prevention Act en 2018, qui conduit à une révision de la section 120(f) du MMPA* et supprime de facto les droits des lions de mer à être présents dans ce socioécosystème. L’origine de cette décision est là encore à chercher dans un problème de dissonance institutionnelle : le respect du MMPA* conduit à faire disparaitre des espèces menacées et listées dans l’ESA*. Le MMPA* et l’ESA* ne peuvent pas être respectés simultanément. Ici ce sont les agents de la NOAA* qui vivent une situation intenable et sont pris entre ces deux obligations légales incompatibles, les conduisant à demander à ce que des dérogations au MMPA* soient accordées pour euthanasier des lions de mer. Les coûts de transaction se sont avérés finalement très faibles sur ce territoire, car, dans l’ensemble, les acteurs de la conservation et les usagers étaient plutôt d’accord pour dire que les pinnipèdes n’avaient rien à faire là, la représentation sociale de ces derniers ‘hors littoral marin’ s’apparentant presque à celle d’une espèce invasive.

À ces arguments s’ajoute celui que les stocks de salmonidés représentent une ressource traditionnelle pour les tribus indiennes locales, ce qui explique d’ailleurs que ces dernières aient pu bénéficier du droit d’euthanasier des lions de mer. Il s’agit là d’un exemple parfait de « décolonisation verte » – en opposition au néo-colonialisme vert, souvent dénoncé, puisque c’est l’appartenance à une tribu indienne qui conduit à bénéficier de droits spécifiques vis-à-vis de la régulation d’espèces sauvages. Ce type de dispositifs tend à augmenter en Amérique du Nord. Il donne à penser que la gestion des relations entre activités humaines et non-humaines dépend non pas uniquement de la pratique à proprement parler, mais de la culture et de l’histoire qui y sont associées, voire de l’origine ethnique des populations humaines concernées.

Quoi qu’il en soit, il est clair qu’entre les populations de salmonidés reconstituées grâce à des investissements réalisés par des humains et les lions de mer ayant naturellement colonisé la rivière Columbia, la NOAA* a choisi de ne pas laisser faire la nature plus longtemps. Notons que les arguments économiques ne sont jamais loin : les millions de dollars déjà dépensés par les usagers de la rivière Columbia pour restaurer les populations de salmonidés pèsent clairement dans la balance (tout comme le coût de la remise en état de la plage de la Children’s Pool à San Diego).

Le statut des espèces – et le droit dont elles bénéficient lors des transactions – varie donc fortement selon que les populations ont été restaurées par des humains ou qu’elles se sont reconstituées naturellement. On retrouve la même chose dans les centres de soin des mammifères marins qui vont prioriser leur action en fonction de la rareté relative des espèces à sauver: « if it’s a Guadalupe fur seal, it’s an automatic pick up”. D’autres individus n’ont que peu de chance d’être secourus s’ils font partie d’une espèce en bon état de conservation et ce d’autant plus s’ils sont à l’origine de problèmes avec les populations humaines, comme les lions de mer mâles (“don’t rehab big males which are the source of problems”). On voit ici un critère de gestion du réensauvagement qui dépasse l’argumentaire simplement biologique pour faire la place à un critère de nature sociale, les individus étant source de désordres dans les relations société-nature ayant moins de légitimité à être secourus (sans compter le fait qu’ils pèsent évidemment beaucoup plus lourd que des jeunes ou des femelles).

Tout cela amène à s’interroger sur le sens du mot réensauvagement. Au-delà de l’idée de « laisser faire » et du principe d’absence de référentiel historique, le réensauvagement a peut-être aussi pour particularité première de déstabiliser les compromis sociaux en place concernant la biodiversité, tandis que la restauration écologique a finalement pour objectif de poursuivre l’œuvre d’Homo Sapiens dans sa gestion du vivant à des fins qui l’arrangent (ou a minima ne le dérangent pas).

Fig.3 : Panneaux devant la plage de La Jolla (cliché Harold Levrel, 2022)

 

Not in my backyard

Lorsque l’on s’adresse aux personnes qui subissent le plus de préjudices liés à l’augmentation des pinnipèdes (par exemple les habitants de La Jolla ou les pêcheurs), celles-ci se disent généralement tout à fait favorables à la protection de ces mammifères et se félicitent de voir que leurs populations ont été restaurées… mais elles soulignent rapidement que ces dernières doivent rester là où elles sont censées toujours s’être tenues : loin des populations humaines. Cette réaction, que l’on traduit parfois par l’expression Not in my backyard (NIMBY), prend tout son sens dans le cas du réensauvagement de zones anthropisées. Pour appuyer le fait que les pinnipèdes ne sont pas là où ils devraient être, plusieurs personnes interviewées ont mentionné le fait que ces populations sauvages avaient atteint leur capacité de charge* en Californie (cf. le Regard précédent, R114).

Fortes de cet argument, beaucoup de personnes interrogées précisent que le trop grand nombre de pinnipèdes conduit ceux-ci à aller là où ils ne devraient pas : dans des ports qui ont été construits pour les bateaux, sur des plages qui ont été artificiellement créées pour des activités de loisir, dans des rivières qui ne font pas partie de leur habitat « naturel ».

Derrière cet argument, il y a l’idée que les ports et les digues auraient toujours été là. Or, évidemment, avant la construction de ces infrastructures, il y avait des milieux naturels accessibles et favorables aux pinnipèdes. Cette évidence doit souvent être rappelée… Ainsi, l’association Seal Conservancy explique sur son site web, photo du 19ème siècle à l’appui, que la plage nommée Children’s Pool existait bien avant la construction de la digue et qu’on y voyait déjà des phoques. L’association utilise d’ailleurs l’autre nom historique de cette plage – Casa Beach – pour souligner qu’elle n’a pas de tout temps été considérée comme une piscine pour enfants. Les perceptions alternatives des référentiels historiques jouent évidemment un rôle clé dans les politiques de gestion du réensauvagement et chaque acteur a évidemment intérêt à invoquer telle époque plutôt que telle autre.

Au-delà de l’assertion que les pinnipèdes ne sont pas là où ils devraient être, s’ajoute le fait qu’ils se nourrissent d’appâts ou de déchets jetés par les pêcheurs, ce qui n’est pas non plus très « naturel ».

Tous ces éléments font petit à petit entrer les lions de mer – et dans une moindre mesure les phoques communs – dans la catégorie des animaux « indésirables ». Ils ne se nourrissent pas de « proies naturelles », ils sortent de leur « habitat naturel », et cela relève de comportements déviants pour de nombreux acteurs interrogés. On retrouve ici un discours classique de séparation entre affaires de ‘nature’ et affaires humaines, tenu ailleurs sur les loups et les ours qui ne devraient pas manger de moutons, les cormorans qui ne devraient pas manger de poissons des rivières ou les renards qui ne devraient pas manger de poules.

Une autre chose qui ne paraît pas « normale » à nombre d’acteurs, c’est que des humains interviennent pour sauver des animaux condamnés à mourir si on « laissait faire la nature » (animaux qui ensuite peuvent poser problème à leurs sauveurs/bienfaiteurs, par leur présence en nombre). Viennent s’entrechoquer ici des référentiels moraux pas forcément conciliables.

Valeurs intrinsèques vs régulation écologique : la personnification au cœur des stratégies

Certaines personnes interviewées soulignent que l’action des Marine mammal centers (MMC) créent ainsi de nouveaux déséquilibres écologiques. Le fait de nourrir de jeunes mammifères qui sans cela seraient condamnés à mourir de faim, faute de proies, peut effectivement être considéré comme un problème d’un point de vue écologique. Un exemple a pour point de départ l’épisode El Niño (réchauffement des eaux côtières) de 2015 qui, en réduisant drastiquement la biomasse disponible de leurs proies (anchois, sardines et maquereaux) dans le Pacifique, a conduit les 300 000 lions de mer alors présents sur les côtes californiennes à une véritable famine. La population aurait alors perdu 50 000 individus en un hiver. Les spécialistes du sujet ont parlé d’une « Californian shore sea lion pup crisis » (crise des échouages de bébés lions de mer sur la côte) pour traduire le choc qu’a représenté ce phénomène pour les Californiens. Pour l’un des territoires les plus riches du monde habitué à prendre soin des animaux, cette situation était inacceptable « moralement ».

On aborde ici un sujet qui oppose parfois les éthiciens animaliers – défendant une vision biocentriste reconnaissant une valeur à chaque individu – et les écologues fonctionnalistes qui se préoccupent davantage des communautés animales et du bon fonctionnement des interactions écologiques – adoptant de facto une vision écocentriste.

Le sensible et l’émotion prenant – assez logiquement – le dessus sur la froide rationalité scientifique, les populations humaines vont demander aux centres de soins pour les mammifères marins (Marine mammal centers) d’intervenir massivement pour secourir ces petits pinnipèdes affamés. En 2015, 1381 lions de mer sont ainsi admis dans les 8 centres de soins que compte la Californie (sur un total de 1859 mammifères appartenant à d’autres espèces).

Les centres de soin sont les premiers à jouer sur l’émotion pour mobiliser des moyens financiers et humains. Pour cela ils ont notamment recours à la personnification des animaux (« strategies of naming animals is a powerfull fundraising tool »). Ainsi, lorsqu’un animal est secouru, il devient de facto un « patient », un nom lui est donné, des photos sont mises en ligne et le détail des étapes de son rétablissement est conté (voir ici l’exemple du lion de mer Katz : https://www.marinemammalcenter.org/patients/csl-14965). Il est possible d’ « adopter » un pinnipède en faisant un don de 20$ à 30$, ce qui donne un accès privilégié à l’histoire de cet animal et un certificat d’adoption…. Il est aussi possible de visiter les centres de soins pour rencontrer les patients, etc. La majorité de ces centres sont coordonnés par la Marine mammal center association (https://www.marinemammalcenter.org) de Californie, la plus grande association de protection des mammifères marins au monde. Elle bénéficie de budgets conséquents (41 millions $ en 2017) auxquels s’ajoutent 310 000 heures de bénévolat sur la période 2016-2017, avec plus de 2300 volontaires.

Pour les promoteurs d’une régulation naturelle des populations de mammifères marins, les actions des centres de soins semblent pouvoir créer des phénomènes d’habituation à la présence d’humains. Une conséquence évoquée par plusieurs personnes interrogées – mais non démontrée par des publications scientifiques – est que cette aide récurrente des humains vis-à-vis des pinnipèdes pourrait conduire une partie d’entre eux à gagner les zones anthropisées.

Mais la personnification des pinnipèdes n’est pas utilisée seulement par les défenseurs des intérêts des mammifères marins. Les pêcheurs ont aussi recours à une forme de personnification pour souligner qu’ils ne peuvent pas lutter contre ces individus (lions de mer ou phoques) fainéants (« lazy »), opportunistes (« opportunist feeder ») et très malins (« smart »). Cette liste d’adjectifs, correspondant à des défauts que l’on n’aime pas observer chez les humains, est un moyen de dire que les pinnipèdes ne sont pas des individus « honnêtes », car ils mobilisent leur intelligence pour profiter des humains. Ces termes ont été utilisés presque systématiquement par les pêcheurs, les gestionnaires de ports, mais aussi, de manière plus surprenante, par des agents de la NOAA*.

Cette personnification peut aller jusqu’à comparer les pinnipèdes à des acteurs économiques. Ainsi, lorsque les pêcheurs évoquent une concurrence déloyale (« unfair competition », « we cannot compete »), comme si les pinnipèdes étaient des entreprises de pêche visant à maximiser leur profit. Avoir recours à ces notions n’est pas anodin dans un monde marchand où les décideurs politiques et économiques peuvent être sensibles des arguments liés à la question de la concurrence.

Situées entre les défenseurs des intérêts humains et les défenseurs des pinnipèdes, les entreprises de répulsifs peuvent aussi avoir recours à cette personnification en vue d’en faire un argument commercial. Ainsi, lorsque le directeur de la société SealStop met en avant ses équipements en soulignant « qu’ils ne génèrent pas de décharge électrique, ce qui est très inhumain » (« No electric shock which is very inhuman »), permettant ainsi de se démarquer sur le marché vis-à-vis de son principal concurrent qui utilise des répulsifs électriques.

Fig.4 : Plage de La Jolla (cliché Harold Levrel, 2022)

Des solutions techniques qui cachent des inégalités de droits et des principes de légitimité implicites

Les évolutions techniques, dans le domaine de la gestion de la colonisation des pinnipèdes, ont pour fonctions de rendre la cohabitation entre pinnipèdes et être humain possible. Elles visent à informer, éloigner, séparer et réguler.

Informer les habitants et touristes, par des panneaux disposés dans de nombreux endroits, leur expliquant notamment pourquoi ne pas s’approcher des pinnipèdes. Éloigner ces derniers, lorsqu’il s’agit d’utiliser des techniques d’effarouchement acoustique ou d’installer des panneaux électriques sur les pontons. Séparer les humains et les non-humains, quand des cordes sont installées pour identifier la partie d’une plage réservée aux plagistes de celle destinée aux pinnipèdes, ou de construire des pontons spécifiquement construits pour les lions de mer. Réguler les populations animales en expansion, lorsque les agents des Fish and Wildlife Services font des prélèvements de lions de mer et les euthanasient. Ces 4 fonctions ont été utilisées de diverses manières dans les sites étudiés comme nous l’avons vu.

Mais derrière ces techniques se cachent des inégalités de droits à pouvoir se défendre contre les pinnipèdes. En amont des estuaires, les tribus indiennes et certaines collectivités locales ont acquis des permis d’euthanasier des lions de mer, pour stopper la prédation de salmonidés protégés ; 2. En mer, les pêcheurs professionnels peuvent acquérir un permis d’utiliser des seal bombs, techniques de répulsions extrêmement violentes et sources de préjudices physiques pour les mammifères marins ; 3. Dans les ports, les gestionnaires peuvent installer des plaques électriques qui envoient de petites décharges pour empêcher les lions de mer de s’installer sur les pontons, ce qui représente une forme active de répulsion ; 4. Dans les ports toujours, les propriétaires de bateaux vont pouvoir utiliser des systèmes passifs pour empêcher les lions de mer de monter sur leurs bateaux ; 5. Enfin, en bons derniers, on trouve les usagers des plages qui n’ont aucun droit contre les pinnipèdes installés à leur place…

Il existe ainsi une hiérarchie de droits qui dépend de la nature des interactions avec les pinnipèdes : usage d’un espace commun (aucun droit de déranger un pinnipède) < atteinte à la propriété privée (droit d’usage de répulsifs actifs et passifs doux) < impact sur une ressource associée à une activité économique (droits d’usage de répulsifs actifs violents) < menace sur une espèce protégée (droit d’euthanasier).

Les impacts de la production et de la circulation des informations sur le réensauvagement

La perception des problèmes environnementaux par les populations humaines est façonnée par des expériences personnelles et, mais surtout par des informations relayées par les médias. Certains « leviers médiatiques » sont particulièrement puissants, par exemple lorsqu’il est possible de personnifier des mammifères marins et de raconter des histoires individuelles qui vont toucher les lecteurs ou les auditeurs, ainsi que nous l’avons vu plus haut. Un article qui humanise un animal sauvage à travers un récit bénéficiera d’une belle audience : les journalistes le savent et en jouent. Le problème est que cette approche offre une image très partielle de la situation auprès du grand public. À cela s’ajoute un a priori souvent positif des journalistes vis-à-vis du retour des pinnipèdes qui sont des animaux charmants ne présentant, de prime abord, que peu de danger.
Une étude scientifique récente a ainsi montré que les médias publient, dans la grande majorité des cas, des articles et des documentaires qui mettent en avant les effets positifs du retour des lions de mer et des phoques sur les populations humaines ou les préjudices que les pinnipèdes subissent du fait des activités humaines (étranglements par les filets de pêche par exemple) (Schakner et al., 2019). Ils n’évoquent pas le fait que ces populations de mammifères sont redevenues abondantes et que cela peut poser des problèmes de gestion majeurs pour certaines catégories d’acteurs. Cette situation conduit les pêcheurs, certains riverains ou les gestionnaires de port à estimer que leurs problèmes ne sont pas compris ou insuffisamment relayés dans les médias et donc dans la société.
Les réseaux sociaux amplifient largement ce problème en véhiculant le plus souvent une information très éloignée de la réalité et en créant une attractivité nouvelle pour des sites qui doivent rapidement faire face à un flux de visiteurs inattendus. Un point ainsi souvent mentionné par les acteurs locaux est que la publication de selfies avec des pinnipèdes par certains influenceurs, sur les réseaux Instagram et Tiktok, a amené à une surfréquentation de sites – comme à La Jolla. Pire, les « instagrameurs » veulent à tout prix réaliser les mêmes selfies, ou des photos de très près, qu’ils pourront poster sur leur compte, sans se préoccuper le moins du monde du dérangement que cela génère pour les mammifères.
Dans ce contexte, il y a urgence à produire des informations scientifiques pour « dépassionner » les débats et avoir des données fiables pour comprendre les problèmes rencontrés par certaines activités humaines.

À titre d’exemple, une information très discutée, et qui fait couler beaucoup d’encre, est celle de la quantité de poissons prélevée par les pinnipèdes lors des activités de pêche commerciale et du manque à gagner pour les professionnels. Comme il a été noté plus haut, ces derniers estiment le prélèvement entre 10% et 30%. Il est difficile de conclure sur ce sujet, car les quelques études scientifiques sur le sujet montrent des résultats différents. Une étude menée en Amérique latine (Oliveira et al., 2020) souligne que la perception des pêcheurs est assez éloignée de la réalité. Dans ce travail d’enquête, les pêcheurs déclarent une déprédation quotidienne de 100 kg par lion de mer, alors que l’observation in situ fait apparaître que ces derniers mangent entre 7 et 12 kg de poissons en une journée entière. L’impact réel observé est bien en deçà de ce qu’estiment les pêcheurs puisqu’il serait finalement situé entre 0,8% et 3% des revenus des pêcheurs.

Mais une autre étude, fondée sur une revue de la littérature prenant en compte la déprédation par les pinnipèdes, les odontocètes et les requins, offre un tableau plus négatif de la situation. Elle estime que la déprédation serait située entre 3% et 27% de pertes de revenus, une fourchette assez large, mais en tout cas plus proche(s) des valeurs estimées par les pêcheurs californiens (Tixier et al., 2021). Cette étude montre par ailleurs que les coûts liés aux trajets additionnels (effectués par les bateaux), à la réparation de matériel, à la perte de temps, sont rarement quantifiés correctement et conduisent à une sous-estimation des manques à gagner des pêcheurs.

Conclusion : Faire évoluer les socioécosystèmes pour permettre l’émergence d’une diversité de contrats naturels

Trouver un nouvel équilibre – non pas entendu comme un état statique de toutes les composantes d’un système, mais comme une organisation collective stabilisée permettant la gestion au fil de l’eau des tensions existant au sein des socioécosystèmes – après l’arrivée massive de mammifères dans un territoire anthropisé n’a rien d’évident.
Les dynamiques en jeu ne sont pas du tout linéaires et donc ni faciles à anticiper, ni simples à gérer. Les stratégies changent souvent, que ce soit du côté des humains (rejet puis acceptation des pinnipèdes dans certains ports) ou des non-humains (les phoques colonisent la plage de la Children’s pool alors que la ville vient de créer un espace protégé qui permet de leur réserver un espace de repos à une distance raisonnable des plages). De nouveaux acteurs humains apparaissent, qui profitent des opportunités économiques associées à l’augmentation des populations de pinnipèdes, et des non-humains comme les lions de mer arrivent à La Jolla alors que le problème avec les phoques communs vient juste d’être stabilisé par la ville de San Diego. Tout cela génère des conflits, une grande complexité, et des contentieux devant les cours de justice. Il est donc probable que les problèmes décrits dans cet article évoluent dans une direction inattendue à l’avenir.
Quoi qu’il en soit, un nouvel équilibre ne peut être atteint que si des négociations sont menées autour des droits d’usages et d’accès, des modalités de gestion des espaces et des ressources, de la distribution des coûts associés à ces nouvelles interactions. De ce point de vue, il est intéressant de souligner que certaines stratégies sont apparues comme plus efficaces que d’autres : seuls les gestionnaires des ports soulignent sans ambiguïté que la crise est passée et qu’ils ont réussi à faire évoluer leur manière de penser et de gérer les interactions avec les lions de mer.
Ce qui explique ce succès est qu’ils ont adopté une gestion que l’on qualifie souvent « d’adaptative », c’est-à-dire basée sur l’expérience et l’apprentissage. Entre 2000 et 2010, les gestionnaires des ports ont appris beaucoup de leurs erreurs et ont fait évoluer leurs stratégies, en laissant de côté les solutions techniques simplistes pour adopter des changements systémiques plus adaptés à la situation de crise qu’ils vivaient (phase « α » mentionnée dans le Tableau 2, et voir l’encart sur la théorie des cycles adaptatifs). Mais cela a nécessité d’innover dans de nombreux domaines pour enclencher une dynamique coévolutive : culturel (autre représentation mentale des pinnipèdes, d’une cohabitation possible entre humains et pinnipèdes), écosystémique (création de reposoirs artificiels pour les lions de mer), institutionnel (nouvelles règles du jeu concernant l’accès à certains espaces et les usages tels que le nettoyage des poissons pêchés), organisationnel (des ressources humaines dédiées à la gestion des interactions, des collaborations avec les centres de soins), technique (avec l’installation d’équipement empêchant les lions de mer de monter sur les pontons réservés aux humains) et cognitifs (croyance dans les opportunités liées au réensauvagement). Il faut souligner néanmoins qu’il est beaucoup plus facile d’innover quand on a la maîtrise foncière de l’espace, un système organisationnel hiérarchique, et des moyens financiers pour gérer les infrastructures qui s’y trouvent, ce qui n’était pas le cas des autres socioécosystèmes.
Un point commun qui lie tous les socioécosystèmes est que les tentatives visant à faire cohabiter humains et pinnipèdes dans un même territoire n’ont nulle part été couronnées de succès. Se réconcilier ou se séparer (land sparing VS. land sharing) est une question à l’origine de nombreux débats sur les interactions entre les activités humaines et non humaines. Tout est question d’échelle bien entendu, mais dans le cas des pinnipèdes, qui pourraient être considérés comme de bons candidats pour une coexistence paisible avec les humains, on voit que les essais de cohabitation dans des espaces communs posent des difficultés énormes aux acteurs locaux et que c’est finalement toujours la séparation, ou plus exactement la partition, du territoire qui a fini par être retenu. Il semble que le voisinage entre humains et pinnipèdes est gérable lorsque les territoires des uns et des autres sont bien définis et séparés. Compter sur le « bon sens » des pinnipèdes ou des touristes en matière de respect de certaines distances ou de comportements qui ne soient pas source de dangers pour les humains ou les non-humains s’est avéré relativement impossible.
Certes on peut espérer qu’à l’avenir les attitudes vont évoluer et que les humains vont de plus en plus accepter des formes de coexistence avec les non-humains. Mais les espèces sauvages représenteront toujours des voisins indélicats ne respectant pas les règles de savoir-vivre qu’implique un contrat social. Cohabiter avec la biodiversité cela veut dire accepter les effets négatifs liés à des espèces à qui on reconnaît des droits, mais qui dérangent parfois plus qu’elles ne fournissent de bénéfices, contrairement à ce qui est souvent affirmé. Cela veut dire aussi qu’il y a urgence à discuter le contenu d’un nouveau contrat naturel pour remplacer le vieux contrat social, comme le soulignait déjà Michel Serres en 1990.


Glossaire

  • Capacité de charge (d’un écosystème ou d’un habitat) : taille maximale d’une population qu’un écosystème donné peut supporter sans que les fonctions et/ou les structures de ce dernier soient affectées.
  • Endangered Species Act (ESA) : loi fédérale adoptée en 1973 aux États-Unis qui vise à protéger les espèces dont les populations sontmenacées de disparaitre en régulant la chasse, les trafics, mais aussi les usages des habitats naturels qui hébergent ces espèces dans leur ensemble.
  • Espèce clé de voûte : espèce qui contribue de manière importante à la structuration et au fonctionnement d’un écosystème.
  • Marine Mammal Protection Act (MMPA) : loi fédérale adoptée en 1972 aux États-Unis qui interdit la pêche, la chasse, la capture ou le harcèlement de tout mammifère marinainsi que l’importation, l’exportation et la vente de tout mammifère marin, ou toute partie ou produit de mammifère marin, dans ce pays.
  • National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA) : Agence Américaine d’Observation Océanique et Atmosphérique dépendant du Département du Commerce américain. Il s’agit d’une agence publique fédérale ayant pour fonction de délivrer les informations environnementales et socioéconomiques susceptibles d’éclairer les débats et les décisions en matière d’usages et de gestion des milieux marins.
  • Pinnipèdes : ensemble (clade) de mammifères marins semi-aquatiques, aux pattes en forme de nageoires, appartenant à l’ordre des Carnivores. Grands prédateurs marins, les pinnipèdes sont composés de trois familles :Odobenidés (morse), Otariidés (lions de mer), Phocidés (les phoques).
  • Réensauvagement (d’un écosystème ou habitat anthropisé) : dynamique d’augmentation du nombre d’espèces et d’interactions écologiques (notamment trophiques) dans un écosystème précédemment appauvri par les activités humaines.
  • [Réensauvagement passif : réensauvagement lié à un retour spontané d’espèces sauvages du fait de la disparition de certaines activités économiques dans des territoires, ou parce que des mesures visant à réduire les pressions humaines ont été prises. ]
  • Socioécosystème : combinaison d’entités sociales et biophysiques (humaines et non-humaines) interagissant à des échelles spatiales, temporelles et organisationnelles déterminées, utilisant et régulant un flux de ressources communes, et engendrant des dynamiques complexes et adaptatives de manière continue.

 

Remerciements

Je veux tout d’abord remercier Arielle Levine pour m’avoir aidé à organiser ma venue à la San Diego State University et pour m’avoir accompagné dans mes recherches sur place, Fabien Clouette pour m’avoir mis sur la piste des conflits générés par le retour des phoques à La Jolla et la judiciarisation de ces derniers, Catherine Boemare pour ses nombreux conseils dans l’organisation de ce terrain.

Je tiens à remercier l’Institut des Sciences Humaines et Sociales du CNRS pour avoir financé ce projet de recherche dans le cadre du programme « Soutien à la mobilité internationale 2022 », la Chaire comptabilité écologique pour l’aide financière apportée, ainsi que le département de géographie de la San Diego State University pour son accueil et son aide logistique. Merci à AgroParisTech qui m’a offert l’opportunité de bénéficier d’un congé recherche pour réaliser ce travail.

Merci aussi à toutes les personnes qui ont accepté de répondre à mes questions pendant ces semaines d’enquête de terrain.

Merci enfin à Anne Teyssèdre pour les précieuses suggestions et corrections qu’elle a apportées tout au long des révisions successives de ce long « Regard », publié en quatre parties. Merci aussi à Sébastien Barot, Carol Toye, Catherine Boemare et Virginie Serrand pour leur relecture et leurs apports à la version initiale du texte.

Bibliographie

County of Los Angeles Department of Beaches and Harbor, 2019. Pinniped Management Plan (Technical Study). Los Angeles County.

Hanan D.A. and associates, 2023. Coastal Development Permit 6-22-0113 Long-Term Management Plan for Closure of Point La Jolla Bluffs. Submitted to City of San Diego, Park and Recreation Department, San Diego, CA 92101. April 1, 2023, 44p. https://www.sandiego.gov/sites/default/files/final_long-term_management_plan_final_03-31-2023.pdf

Laake, J.L., Lowry, M.S., DeLong, R.L., Melin, S.R., Carretta, J.V., 2018. Population growth and status of california sea lions: Status of California Sea Lions. Jour. Wild. Mgmt. 82, 583–595. https://doi.org/10.1002/jwmg.21405

NOAA, 2019. STELLER SEA LION (Eumetopias jubatus): Eastern U.S. Stock.

Oregon Department of Fish and Wildlife, 2021. Sea Lion Management [WWW Document]. URL https://www.dfw.state.or.us/fish/SeaLion/

Senate Bill, 2009. An act to amend Section 1 of Chapter 937 of the Statutes of 1931, relating to tide and submerged lands.

U.S. Government, 2018. Endangered Salmon Predation Prevention Act., Public Law.

Regards connexes :

Lebreton J-D., 2013. Biodiversité et dynamique des populations. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard R45, avril 2013.

Levrel Harold, 2023. Socioécosystèmes cotiers californiens, 1 : Impacts du réensauvagement des milieux marins sur les socioécosystèmes californiens. Regards et débats sur la biodiversité, SFE2, Regard R112, 12 sept. 2023.

Levrel Harold, 2023. Socioécosystèmes cotiers californiens, 2 : Une gestion technique inefficace des dynamiques de réensauvagement. Regards et débats sur la biodiversité, SFE2, Regard R113, 24 sept. 2023.

Levrel Harold, 2023. Socioécosystèmes cotiers californiens, 3 : Vers une gestion adaptative du réensauvagement. Regards et débats sur la biodiversité, SFE2, Regard R114, 12 sept. 2023.

Loeuille N., 2023. Diversité, interactions et sauvetage évolutif. Regards et débats sur la biodiversité, SFE2, Regard R108, mars 2023.

Skandrani Z., 2013. Connais-toi toi-même! Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard R43, mars 2013.

Et ces Regards consultables par thématique :

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Regard R115, édité par Anne Teyssèdre.

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