La Société Française d’Ecologie et d’Evolution (SFE2) vous propose ce Regard-essai (RO23) de Gilles Landrieu, ingénieur général des eaux, ponts et forêts, sur les impacts des différents changements d’usage des terres et leur représentation.

MERCI DE PARTICIPER à ces regards et débats sur la biodiversité en postant vos commentaires et questions sur les forums de discussion qui suivent les articles; les auteurs vous répondront.

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Biodiversité, services écosystémiques
et changements d’usage des terres

Gilles Landrieu

Ingénieur général des ponts, des eaux et des forêts
Regard RO23, édité par Anne Teyssèdre

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Mots clefs : biodiversité, services écosystémiques, IPBES, habitats, érosion de la biodiversité, facteurs d’impact, changement d’usage des terres, destruction et fragmentation des habitats, trajectoire de milieux, représentation.

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Résumé

Destiné à un large public (niveau Bac +), cet article s’appuie sur deux rapports récents de l’IPBES à l’intention des décideurs ; les autres références bibliographiques ne sont pas détaillées.

Le changement d’usage des terres est un concept plus large et plus nuancé que ceux de destruction et de fragmentation des habitats souvent utilisés en France pour désigner les premières causes d’érosion de la biodiversité. Il présente aussi l’avantage de prendre en compte la trajectoire antérieure du milieu considéré aujourd’hui, qui a pu passer par des états intermédiaires dépendant des usages et des vocations que les sociétés humaines lui ont successivement attribués. Il est proposé dans cet article une approche pédagogique visant à illustrer une trajectoire classique, celle de l’évolution d’une parcelle de forêt peu anthropisée, dite ici pour simplifier « primaire », en parcelle cultivée (polyculture-élevage se transformant en agriculture industrielle), puis en habitat humain suburbain lâche, puis en habitat urbain dense (ville). Les différentes étapes de cette trajectoire peuvent chacune faire l’objet d’une illustration pédagogique simple permettant de visualiser l’évolution de la biodiversité et des trois principales familles de services écosystémiques.

Introduction

L’évaluation mondiale de la biodiversité et des services écosystémiques, adoptée en mai 2019 par l’Assemblée plénière de l’IPBES (Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques), identifie et quantifie pour les milieux terrestres, aquatiques et marins les cinq principaux moteurs directs de perte de la biodiversité. Pour les habitats terrestres, dans l’ordre d’importance décroissante, il s’agit :

– du changement d’usage des terres (et milieux aquatiques),

– de la (sur) exploitation des espèces (pêche, chasse, cueillette…),

– du changement climatique : effets spécifiques et aggravation des autres causes,

– des pollutions (chimique, génétique, lumineuse, sonore, radioactive, barométrique…),

– des espèces exotiques envahissantes.

Il existe d’autres moteurs directs, mais leurs effets sont à ce jour quantitativement moindres sur la biosphère, ou ils agissent indirectement comme facteurs de changement d’usage des terres et mers. On peut citer par exemple la destruction physique de milieux, qu’elle soit intentionnelle (par acte de guerre : bombardement de Hiroshima et Nagasaki, utilisation de l’agent orange au Viet-Nam) ou accidentelle (catastrophes de Tchernobyl ou de Fukushima), la surexploitation des ressources en eau douce (conduisant par exemple à l’assèchement progressif du lac Tchad, de la Mer Morte ou de la mer d’Aral), ou l’acidification des océans consécutive à l’augmentation de la concentration de gaz carbonique dans l’atmosphère.

Tous ces facteurs affectent largement les habitats concernés et donc leur usage par les sociétés.

Le changement d’usage des terres, un concept plus large et nuancé que la destruction des habitats

Si ces moteurs ont été globalement identifiés (mais pas clairement hiérarchisés) depuis plusieurs années dans notre pays, on a souvent limité le premier d’entre eux aux concepts de « destruction et fragmentation des habitats » qui ont l’inconvénient d’être binaires : un habitat est considéré comme intact ou détruit, connecté ou fragmenté.

Le changement d’usage des terres est un concept plus large et plus nuancé. Il peut être étendu aux milieux aquatiques et marins : la transformation d’une mangrove en étang de pisciculture, la submersion d’une vallée par une retenue de barrage, l’implantation de villas sur pilotis sur un fond marin sableux ou l’ancrage d’éoliennes sur le fond de la mer sont aussi des changements d’usage des sols. Ce concept permet de rendre compte du fait que la biodiversité d’une parcelle évolue au cours de son histoire en fonction des pressions nouvelles liées aux changements d’usage auxquelles les communautés d’espèces doivent s’adapter : remplacement du couvert végétal et introduction de nouvelles espèces d’intérêt agricole ou sylvicole, modification de l’exposition à la lumière solaire, changement des apports hydriques, exportation d’une partie de la biomasse, apports de nouveaux intrants, piétinement, labours ou imperméabilisation du sol, pollutions, élimination de certaines espèces jugées indésirables par l’homme (à commencer par les prédateurs), attractivité d’espèces commensales (rongeurs, ravageurs…), etc.

Certaines espèces originellement présentes disparaissent, d’autres sont favorisées, d’autres arrivent et de nouvelles relations de concurrence, de prédation, de mutualisme ou de symbiose se mettent lentement en place. En conséquence, certaines fonctions disparaissent au cours du temps, d’autres apparaissent, d’autres sont modifiées qualitativement ou quantitativement. En bout de chaîne, les services écosystémiques sont eux aussi reconfigurés (cf. le Regard R4 sur les services écosystémiques).

Evolution de la biodiversité et des services écosystémiques d’un terrain soumis à un changement d’usage

Cette évolution peut être illustrée par une expérience de pensée : imaginons l’histoire d’une parcelle de forêt primaire (peu importe la région climatique : nous citerons des exemples issus des régions tropicales comme des régions tempérées) qui, dans un premier temps, est défrichée pour une agriculture traditionnelle de type polyculture-élevage, laquelle laisse la place dans un second temps à une agriculture industrielle, puis est déclarée constructible et couverte de maisons individuelles avec jardins, avant d’être soumise à une artificialisation complète par absorption dans un tissu urbain très dense.

L’état écologique (biodiversité, fonctions écologiques et services écosystémiques) de chacune de ces cinq étapes peut être illustré par un schéma rassemblant quatre histogrammes.

Un premier histogramme (vert) illustre l’état de la biodiversité selon trois indicateurs quantifiables et trois histogrammes d’autres couleurs illustrent l’état des trois principales familles de « services écosystémiques » ou « contributions de la nature aux populations » identifiées par l’IPBES en 2019, dans son Evaluation mondiale de la biodiversité et des services écosystémiques.

Pour simplifier l’évaluation écologique et fonctionnelle des milieux, nous avons ici caractérisé schématiquement chaque famille de services écosystémiques par trois indicateurs quantifiables correspondant à certains des dix-huit services écosystémiques identifiés par l’IPBES (voir le tableau ci-dessous).

Tableau 1 : Légendes des histogrammes
(1) : Cf. les Regards R16 et R80a ainsi que la bibliographie associée.

Les tailles de ces barres n’ont, sur ces schémas, qu’une valeur relative et une visée pédagogique. Sauf à faire des mesures fines sur des exemples réels bien identifiés, il n’est en effet pas possible de leur donner des valeurs quantitatives génériques … En effet, deux forêts primaires ne partageant ni la même localisation, ni le même climat, ni la même histoire, ni la même occupation humaine n’abriteront pas la même biodiversité, ne bénéficieront pas exactement des mêmes fonctions et ne fourniront pas forcément les mêmes services écosystémiques.

 

1. Forêt dite primaire, peu anthropisée

Figure 1, a et b

 Dans une forêt primaire ou peu anthropisée, la biodiversité (B) est très riche : on y observe différents facies forestiers en fonction de l’altitude, de l’exposition et des sols et même des milieux très particuliers (pensons aux inselbergs de Guyane, aux rivières souterraines, aux étangs et lacs, aux lisières). Chaque parcelle de forêt est elle-même stratifiée en plusieurs sous-étages forestiers (depuis les sols forestiers où se décomposent les feuilles et les branches, jusqu’à la canopée ensoleillée), chacun peuplé par des espèces différentes, abritant un grand nombre de micro-habitats notamment portés par les arbres (cavités de pics, fentes de l’écorce, petites flaques d’eau temporaires dans les cavités et à la jonction des grosses branches, etc.) (B2). On y compte une multitude d’espèces spécialistes et des populations ayant une grande variabilité génétique (B1). Les relations entre espèces sont complexes (prédation, parasitisme, commensalisme, mutualisme, symbiose, concurrence…) et le nombre de niveaux trophiques est élevé depuis les producteurs primaires jusqu’aux super-prédateurs (B3) : les trois barres vertes de la biodiversité (B) sont de très grande dimension.

Rappelons que, contrairement aux fonctions de l’écosystème, les services écosystémiques (concept anthropocentré ou ‘frontière’, de concertation sur la biodiversité, cf. le Regard R4) ne sont définis que s’il existe des populations humaines pour en bénéficier, que ce soit à l’échelle locale (groupes humains vivant des ressources du milieu : aliments, matériaux de construction, plantes médicinales, …), à l’échelle régionale (populations bénéficiant du climat régional, utilisant l’eau en aval des rivières et adeptes de randonnées en forêt), ou à l’échelle mondiale (bénéficiant de la modération globale du climat, attribuant une valeur d’existence aux habitats « vierges » et aux espèces rares, ..). En l’absence de toute population humaine, « l’état écologique » d’un habitat et notamment ses services écosystémiques ne pourraient être illustrés ici que par l’histogramme vert de la biodiversité. Nous supposerons donc ici la présence de populations humaines locales peu nombreuses, exerçant une faible pression sur la forêt et assumerons l’existence de populations régionales et mondiales sans autre précision.

Les services de régulation (R) rendus aux populations humaines locales et régionales par ces forêts peu anthropisées sont très importants : le stockage de carbone dans les arbres et les sols atteint des valeurs très élevées (R1); toutes les fonctions classiques des écosystèmes sont représentées : production primaire, régulation des populations par prédation ou parasitisme, décomposition, recyclage, pollinisation et dispersion des graines par toutes sortes d’espèces (insectes, oiseaux , singes), spécialistes et généralistes (R2)[1]; l’eau est filtrée par la végétation et les sols, l’évapotranspiration de l’importante masse végétale favorise la formation de nuages et alimente la « pompe à pluie » ; le régime des cours d’eau est régulé par la végétation et les sols qui jouent le rôle d’éponge et permettent un bon approvisionnement des nappes (R3). Les trois barres bleues illustrant les services de régulation (R) sont donc aussi de grande dimension.

Pour les services d’approvisionnement (A) : si les ressources produites par l’écosystème forestier sont extrêmement variées (nectar, fruits, feuilles, bois, insectes, champignons…) et consommées par toutes sortes d’espèces, celles qui sont consommées par les humains – et correspondent à des services écosystémiques – sont restreintes en quantité, ce qui limite la densité des populations humaines locales. Les produits de la chasse, de la pêche et de la cueillette peuvent être complétés par une agriculture vivrière (agriculture de case, abattis, …) (A1). Si le bois de feu est abondant (mais fournissant une énergie relativement peu concentrée) (A3), les matériaux appropriés pour la construction des cases ne sont pas si répandus, car pour chaque usage (charpente, toiture, ligatures, nattes, sculpture …) il faut un végétal particulier. Mais la pharmacopée traditionnelle est diversifiée (A2). C’est pourquoi les barres violettes correspondant à l’alimentation (A1), à la pharmacopée et aux matériaux (A2) sont limitées ; seule la barre correspondant au bois de feu (A3) abondant peut être relativement importante.

Les services écosystémiques culturels (C) sont très importants pour les populations traditionnelles vivant en forêt : leur cosmogonie, leur mythologie et leur spiritualité mettent en scène des forces de la nature et des espèces particulières jouant le rôle de divinités ou d’intermédiaires entre les mondes (C1). L’artisanat et la production artistique sont inspirés par des éléments naturels : chants, danses, musiques, sculptures, poteries, peintures rupestres, ciels de case, vêtements et parures… (C2). Même si le danger existe en forêt, ces populations retirent du bien-être de cet environnement (C3). C’est pourquoi les trois barres roses illustrant ces services culturels ont aussi des valeurs importantes.

[1] Cf. le Regard R3

 

2. Agriculture traditionnelle, polyculture-élevage

Figure 2, a et b

 

L’augmentation de la densité de population rend nécessaire une intensification de la production alimentaire : une partie de la forêt est défrichée et aménagée en territoires dédiés ou à vocations mixtes : parcours extensifs (y compris en forêt ou dans les champs), prairies, étangs piscicoles et champs cultivés parfois dotés d’irrigation gravitaire.

Services d’approvisionnement (A) : les cultures végétales (aliments et fibres) qui visent à fournir une certaine autonomie sont variées au niveau de l’exploitation et riches d’une biodiversité intraspécifique permettant d’atténuer une bonne partie des effets des aléas climatiques (sécheresses, inondations), des ravageurs et des maladies (semences paysannes issues des récoltes). Les herbivores domestiques qui paissent dans les parcelles après récoltes valorisent les pailles et engraissent le sol. Dans certaines rizières, les poissons et les canards nettoient les plants de riz, limitent le développement de parasites et apportent un engrais naturel. Ainsi la polyculture-élevage permet un bon recyclage des matières et une bonne complémentarité des ressources.

Ce territoire fournit une production agricole relativement importante et diversifiée (A1), encore certaines ressources médicinales, des matériaux de construction (A2) et du bois énergie (A3). Ceci est illustré par la taille relativement importante des trois barres violettes[1].

Biodiversité (B) : du fait des pratiques agricoles mentionnées plus haut, la microfaune du sol est très riche. Des espèces exotiques sont acclimatées (par exemple en Gaule, la carpe a été importée d’Asie et le lapin de garenne de la péninsule ibérique par les Romains) et certaines espèces locales sont volontairement éliminées : grands prédateurs considérés comme dangereux pour les humains et les animaux d’élevage, ravageurs et espèces injustement affublées de mauvaise réputation comme, chez nous, les chauves-souris et les vautours. Les forêts restantes riches en écotones*, les bosquets, les haies et les arbres fruitiers maintenus autour des champs et des habitations accueillent une bonne diversité sauvage issue pour partie des espèces forestières originelles et pour partie des espèces importées ou favorisées.

Outre les espèces semées, les champs accueillent des espèces pionnières adaptées aux terres remaniées, des plantes messicoles* (coquelicots, bleuets, nielle des blés) qui s’immiscent dans des cycles culturaux séculaires, des plantes et animaux adaptés aux milieux ouverts (papillons, oiseaux des champs, rapaces) et des espèces commensales de l’homme profitant de nouvelles opportunités (rongeurs, chouette effraie, choucas des tours, chats, chiens).

Sur cette mosaïque de milieux (B2), la biodiversité est différente de celle du milieu d’origine, et il peut même y avoir à l’échelle de l’exploitation un plus grand nombre d’espèces que dans certaines parties de la forêt originelle (B1)[2]. La diversité génétique des espèces dominantes est importante, notamment au sein des cultures issues de semences paysannes et des animaux domestiques issus de races rustiques (B1), mais les relations entre espèces sont moins complexes : il y a par exemple moins de niveaux trophiques (B3). Les deux premières barres vertes restent donc importantes mais la troisième est réduite[3].

Dans certaines régions du monde (Anatolie, Moyen Orient, Europe, Chine, …), le lent et progressif grignotage de l’agriculture sur la forêt, réalisé avec des moyens rudimentaires, s’étale sur plusieurs millénaires, du néolithique jusqu’au XIXème siècle. Il a permis à certaines espèces de s’adapter à ces nouvelles contraintes ou de se réfugier dans les interstices (réseaux de haies ou de canaux, bosquets résiduels, espaces trop difficiles à exploiter), structurant peu à peu une biodiversité adaptée aux paysages humanisés et stabilisée par la pérennité des pratiques qui évoluaient lentement. C’est dans ce genre de paysage que la biodiversité a besoin de l’action humaine pour se maintenir : gestion de l’eau des canaux, des étangs, des rizières et des marais salants, contrôle de l’embroussaillement dans les champs et les prairies, entretien des haies, pacage des animaux après récolte, maintien de l’ouverture des parcours extensifs, rotation des cultures, adaptation des techniques en faveur des messicoles, etc…

Les services de régulation (R) diminuent mais restent élevés : le stockage de carbone sur pied et dans les sols est encore notable (forêts résiduelles, prairies) (R1), et comme vu ci-dessus, le recyclage de la matière organique, la régulation des ravageurs et des maladies, la pollinisation et la dispersion des graines sont facilités par le grand nombre de micro-habitats propices aux insectes et aux oiseaux et par le développement de l’apiculture (R2). La filtration des eaux, la régulation des inondations (notamment sur les prairies inondables), l’approvisionnement des nappes restent importants, même si une partie de l’eau des cours d’eau est prélevée pour l’irrigation traditionnelle (R3). Les trois barres bleues (R) restent donc importantes[4].

Les services culturels (C) évoluent mais restent importants car les relations des humains avec la nature sont quotidiennes : la civilisation agricole fonde des rites intégrés dans les religions locales (prières et danses pour la pluie, bénédiction des récoltes, offrande des prémices), légendes et dictons sont attachés aux espèces et milieux présents (C1). L’artisanat utilise les matériaux locaux et illustre cette culture, et la nature inspire les peintres et les sculpteurs (C2). Les habitants de la campagne sont attachés à leur environnement rural et les urbains viennent y chercher ressourcement et bien-être (C3). Les barres roses (C) restent donc de bonne dimension.

[1] Cf. par exemple les Regards R74 et R79

[2] Cf. Regard R103

[3] Cf. par exemple les Regards R21, R24, R74 et R99

[4] Cf. les Regards R24 et RE3

 

3. Agriculture intensive, dite conventionnelle

Figure 3, a et b

 

La recherche de rendements agricoles élevés pour nourrir des populations de plus en plus nombreuses favorise une agriculture industrielle conduisant à spécialiser les productions qui deviennent homogènes sur de très grandes superficies.

Biodiversité (B) : les parcelles sont ensemencées ou plantées de variétés génétiquement très homogènes à très haut rendements nécessitant de grande quantité de pesticides pour lutter contre les différents ravageurs et maladies qui se régalent de plants ayant tous le même profil génétique. Il n’y a plus de complémentarité entre l’agriculture et l’élevage : il est nécessaire d’importer dans l’exploitation d’une part d’importantes quantités d’engrais indispensables aux variétés à haut rendement, d’autre part des aliments concentrés pour le bétail élevé hors sol, et de prendre en charge le traitement ou l’exportation des déchets d’élevage (bouses et lisiers) qui ne sont plus valorisés dans l’exploitation.

Les haies et les bosquets sont éliminés par le remembrement afin de faciliter le travail d’engins agricoles de plus en plus gros et de maximiser les rendements de la parcelle, privant de nombreuses espèces végétales et animales de leurs habitats. Les parcelles peu rentables (éloignées, à faible épaisseur de sol, en terrain accidenté ou trop exigües) sont abandonnées au boisement spontané. Le paysage devient très homogène.

Le labour profond réduit encore davantage la flore et la faune des sols et toutes les plantes autres que la culture visée et tous les insectes sont traqués. La biodiversité est considérablement diminuée : petit nombre d’espèces, diversité génétique quasiment nulle des espèces dominantes (B1), disparition de la mosaïque d’habitats (B2), élimination des niveaux trophiques autres que la production primaire (B3). Les barres vertes sont donc considérablement réduites[1].

Services d’approvisionnement (A) : Les barres violettes sont inégales et illustrent la disproportion entre une très importante production agricole sur une seule spéculation mais une production quasi nulle sur les autres thèmes. Par exemple sur ce schéma ci-dessus, on a représenté une production alimentaire (A1), mais ce pourrait être une production de fibre textile (chanvre, coton, sisal, …) ou une culture de peupliers (A2) ou bien une culture énergétique d’huile de palme (A3). Il n’y a plus de plantes médicinales.

Services de régulation (R) : Le stockage carbone est fortement réduit du fait de la disparition des haies, des bosquets et des prairies. En effet les sols agricoles stockent beaucoup moins de carbone que les prairies et les forêts, et infiniment moins que les tourbières (R1). Faute d’insectes sauvages, les services de pollinisation (inutiles pour les cultures de céréales pollinisées par le vent) deviennent résiduels (sauf si l’apiculture est maintenue, par exemple au milieu des cultures fruitières) (R2). L’eau ruisselle sur des sols nus et déstructurés au lieu de s’infiltrer dans les nappes et, entraînant avec elle les particules de terre, elle charrie des boues dans les rivières. L’irrigation par aspersion pompe des volumes importants dans la nappe phréatique (dont l’approvisionnement peut devenir globalement négatif) ou dans les rivières et le drainage des parcelles réduit le potentiel d’épuration de l’eau par les sols et la végétation (R3). Les barres bleues (R) sont donc considérablement diminuées. Les eaux qui s’infiltrent sont chargées en nitrates, en phosphates et en pesticides qui contaminent les nappes et les rivières. Un phénomène nouveau apparaît (carré rouge) : les pollutions chimiques nuisibles pour le milieu naturel et la santé humaine[2].

Les services culturels (C) n’existent plus. Il n’y a plus de spiritualité agricole. Les contes et légendes ont été oubliés et ne sont plus transmis par les familles (C1). Les champs monotones sans insectes ni oiseaux n’inspirent plus les artistes et les artisans (C2) et n’attirent plus les promeneurs en recherche de bien-être (C3). Le lien entre l’agriculteur et sa terre est réduit par la mécanisation. Les barres roses sont donc considérablement réduites.

[1] Cf. par exemple les Regards R24 et RE2

[2] Cf. les Regards R06, R08 et R103

 

4. Habitat bâti lâche

Figure 4, a et b

Lorsque des parcelles agricoles sont déclarées constructibles, l’importante différence entre le prix du foncier urbain et celui du foncier agricole incite fortement les propriétaires à vendre leur terre à des promoteurs immobiliers : un habitat bâti suburbain (ou rural) lâche, un mitage du paysage agricole ou une zone pavillonnaire peuvent voir le jour assez rapidement : artificialisation et imperméabilisation d’une partie des sols par les constructions, terrasses et réseaux (routes, assainissement, eau potable), mais aussi plantations d’arbres et de végétaux sur une superficie très variable, avec généralement une forte proportion de plantes allochtones*, parmi lesquelles des espèces exotiques envahissantes (chez nous : ailante, buddleia, herbe de la pampa, bambous, robiniers…).

Biodiversité (B) : Si ces végétaux sont bien choisis, les pesticides peu utilisés et les clôtures franchissables par la petite faune sauvage, une certaine biodiversité (insectes, oiseaux, petits mammifères) peut revenir profiter des arbres, haies et murs de pierres, et l’absence de labour peut être favorable à la faune résiduelle du sol qui peut être enrichie par du compost[1]. Mais les prédateurs ont disparu, laissant la place à l’intense déprédation des chats domestiques dont les populations sont beaucoup plus denses que celles des prédateurs sauvages. Les barres vertes de la biodiversité remontent : le nombre d’espèces (B1) et le nombre d’habitats (B2) alternant milieux ouverts et fermés peuvent augmenter, la diversité intraspécifique (B1) aussi mais le nombre de niveaux trophiques (B3) reste très faible.

Services de régulation (R) : Les barres bleues remontent aussi. Le stockage carbone augmente en proportion de la place laissée aux arbres et autres végétaux permanents ainsi qu’aux pelouses spontanées sous lesquelles le sol peut se reconstituer (R1). La pollinisation peut être favorisée par le retour de certains insectes et la dispersion des graines par celui de certains oiseaux des jardins (R2). Le filtrage de l’eau, l’infiltration dans les nappes et l’absorption des grosses pluies reviennent en partie mais sont limités par la forte imperméabilisation, sauf si les eaux de pluie sont récupérées sur place et l’assainissement est de type individuel (fosse septique performante et puisard) (R3).

Les services de régulation liés au recyclage des matières sont débordés : les importantes pollutions liées à la forte densité d’habitants (ordures ménagères, eaux usées) sont exportées vers des zones de traitement (recyclage ou concentration dans les décharges) ou diffusées dans l’atmosphère par brûlage (gaz carbonique, hydrocarbures mal brûlés, oxydes d’azote, microparticules).

Services d’approvisionnement (A) : Les barres violettes sont au plus bas : la production alimentaire est limitée à celle des quelques arbres fruitiers et du potager s’ils existent (A1) et il n’y a plus de plantes médicinales. Il n’y a pas de production de matériaux (A2) et la production énergétique est limitée au bois mort utilisé dans la cheminée ou le barbecue (A3).

Services culturels (C) : Les barres roses restent limitées. Il n’y a plus de spiritualité, contes et légendes liés à la nature (C1). Mais les plus beaux jardins peuvent inspirer certains artistes (ex : jardins de Monet à Giverny) (C2) et les résidents ont plaisir à vivre au contact d’une nature fortement domestiquée et réduite (R3)[2].

[1] Voir par exemple les Regards R2 et R22

[2] Voir aussi les Regards R11 et R14

 

5. Ville dense

Figure 5, a et b

Imaginons que le centre urbain voisin grossisse et engloutisse les périphéries. Si l’on suppose pour illustrer un cas extrême qu’il n’y a ni parc, ni jardin, ni alignement d’arbre (ex : l’esplanade de la Défense à Paris), la ville dense qui prend la place de l’habitat bâti lâche peut être complètement artificialisée.

Biodiversité (B) : il n’y a presque plus d’espèces vivantes (humains et animaux domestiques, quelques rares végétaux cultivés dans des bacs, pigeons et rats vivant des déchets urbains) (B1), aucun habitats naturels (B2), aucun niveau trophiques (B3) : les barres de l’histogramme vert sont minuscules[1].

Services d’approvisionnement (A) : la terre invisible et asphyxiée sous le béton et le bitume ne produit plus ni nourriture (A1), ni fibres, ni matériaux, ni plantes médicinales (A2), ni bois ou énergie (A3), ce qui oblige à importer vivres, fibres, matériaux, médicaments et énergie : les barres de l’histogramme violet sont donc, elles aussi, imperceptibles.

Les services de régulation (R) sont nuls : comme il n’y a plus de végétaux, il n’y a plus de stockage de carbone (R1), ni de services de pollinisation et de dispersion des graines devenus inutiles (R2). Il n’y a plus d’épuration de l’eau par les sols, ni de régulation des ruissellements, ni d’infiltration dans les nappes : au contraire, l’eau de pluie est immédiatement évacuée par les réseaux pluviaux (R3). Face aux pressions anthropiques locales, les services de recyclage sont insuffisants : la pollution est plus présente que jamais – gaz d’échappement, eaux usées, pollutions chimiques des sous-sols et des eaux. Ainsi, les barres de l’histogramme bleu sont infimes.

Les services culturels (C) eux aussi sont inexistants : la nature vivante du lieu ne contribue ni à l’identité de la population locale (C1), ni à l’inspiration artistique (C2), ni au bien-être des habitants (C3). Ceci ne veut pas dire qu’il ne peut exister dans cette ville une culture très raffinée, mais celle-ci est anthropo- ou techno-inspirée, et si des expositions ou des films magnifiant la nature sauvage sont présentés au public, ce n’est pas la nature locale qui les a inspirés. Si des habitants vont chercher à se ressourcer dans la nature, ils doivent se déplacer loin hors de la ville : les barres de l’histogramme rose (C) sont donc aussi inexistantes[2].

[1] Cf. aussi les Regards R8, R11 et R97

[2] Cf. par exemple les Regards R11 et R14 et R97

 

Conclusion

Le recours à la représentation graphique permet de visualiser l’évolution de la biodiversité et des services écosystémiques le long de la « trajectoire » d’un milieu naturel. Il permet de prendre conscience du caractère progressif de cette évolution, de l’importance du facteur temps (il a fallu parfois des siècles pour que les composantes naturelles d’un nouvel état puisse trouver un équilibre de fonctionnement) et du fait que la physionomie et le fonctionnement du système final dépendra d’une multitude de pratiques et d’évènements qui vont se cumuler, se modérer ou s’amplifier mutuellement : introduction ou arrivée d’une nouvelle espèce, éradication ou disparition d’une autre, changement de pesticide, changement de profondeur du labour, rotation ou non des cultures, association plus ou moins étroite entre agriculture, sylviculture et élevage, exportation ou non des sous-produits et rémanents, etc.

Pour être pédagogique, la série d’exemples ci-dessus est volontairement simplificatrice : on peut en effet imaginer toutes sortes d’états intermédiaires entre les cinq états-types considérés, qui peuvent paraître caricaturaux. Mais c’est justement un débouché possible de l’exercice d’essayer d’imaginer quelle serait la biodiversité et les services écosystémiques de la parcelle si, par exemple, l’agriculteur industriel de l’étape 3 faisait évoluer ses pratiques vers l’agriculture biologique ou l’agroforesterie, ou bien si le résident de l’étape 4 couvrait sa terrasse et sa toiture de végétaux d’origine locale, récupérait ses eaux de pluies, plantait uniquement des végétaux adaptés et installait des nichoirs à hirondelles sous son toit et une mare dans son jardin.

Le même type d’illustration peut être imaginé pour d’autres milieux et trajectoires : par exemple la transformation d’une forêt amazonienne en mine d’or ou l’artificialisation d’une mangrove en aquaculture de crevettes ou de tilapias.

Je propose que cet outil graphique soit utilisé par des étudiants pour s’approprier le concept de service écosystémique et prendre conscience de l’effet de certaines pratiques humaines sur la biodiversité dans toutes sortes de contextes. En recherchant ou imaginant les indicateurs quantitatifs les plus appropriés à l’illustration de la biodiversité et des services écosystémiques, ils pourront concrétiser des concepts qui peuvent parfois sembler abstraits.


Glossaire

Allochtone : une espèce allochtone est une espèce d’origine étrangère au milieu, introduite hors de son habitat original.

Ecotone : zone de transition écologique entre deux écosystèmes. Par exemple, les lisières forestières (entre forêt et cultures) accueillent à la fois des espèces forestières et des espèces des champs cultivés.

Messicole : ce terme désigne étymologiquement les plantes « habitant les moissons », qui ont donc la particularité de vivre de façon stricte ou préférentielle dans les cultures qu’elles accompagnent depuis plusieurs siècles : coquelicots, bleuets, nielle des blés etc…

Micro-habitat : habitat de petite taille, relativement à une espèce animale ou végétale. Un micro-habitat possède des caractéristiques différentes de celles de son environnement immédiat, notamment sur les plans physique et écologique. Les trous de pics dans les arbres, les fentes de l’écorce, les coulées de sève, les petites flaques d’eau temporaires dans les cavités et à la jonction des grosses branches sont des « dendro-micro-habitats » portés par un arbre.

Niveau trophique : rang ou rôle qu’occupe un être vivant dans un réseau trophique (ou chaîne alimentaire) ; par exemple herbivore, prédateur, super-prédateur… Son niveau trophique mesure en quelque sorte la distance qui sépare cet être vivant du niveau basique, celui de la production primaire (algues, végétaux).


 

Remerciements

Merci à Jean-François Silvain, alors Président de la Fondation pour la Recherche sur la Biodiversité (FRB), à Hélène Soubelet -Directrice de la FRB depuis 2017- et à Agnès Hallosserie -en charge du pôle international de la FRB-, pour m’avoir fait découvrir l’IPBES et ses travaux en 2018. Je remercie aussi  Anne Teyssèdre, éditrice de ce Regard, pour ses relectures attentives et ses judicieuses suggestions d’améliorations.

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Bibliographie

IPBES, 2018. Résumé à l’intention des décideurs de l’évaluation thématique de la dégradation et de la restauration des terres, et notamment la figure SPM.3 « Transformation humaine des écosystèmes naturels et relations d’interdépendance entre les fonctions des écosystèmes » inspirée de Van der Esch S., ten Brink B. et al., 2017, voir ci-dessous.

IPBES, 2019. Résumé à l’intention des décideurs de l’Evaluation mondiale de la biodiversité et des services écosystémiques.

Landrieu G., 2020. Évaluation mondiale de la biodiversité de l’IPBES : vers un nécessaire changement de nos modèles de développement, de production et de consommation, 16èmes Rencontres Bourgogne-Franche-Comté Nature : « La 6èmes extinction des espèces. Et maintenant ? » publié dans la Revue scientifique Bourgogne-Franche-Comté Nature – 31, 251-261.

Van der Esch S., ten Brink B. et al., 2017. Exploring future changes in land use and land condition and the impacts on food, water, climate change and biodiversity: Scenarios for the UNCCD Global Land Outlook. La Haye : PBL Netherlands Environmental Assessment Agency. Extrait de http://www.pbl.nl/sites/default/files/cms/publicaties/pbl-2017-exploring-future-changes-in-land-use-and-land-condition-2076.pdf

Regards connexes :

Regards sur les habitats : https://sfecologie.org/tag/habitats/

Sur les services écosystémiques : https://sfecologie.org/tag/services-ecosystemiques/

Sur l’érosion de la biodiversité : https://sfecologie.org/tag/erosion-extinctions/

Sur les changements globaux : https://sfecologie.org/tag/changements-globaux/

Sur les facteurs d’impacts : https://sfecologie.org/tag/facteurs-dimpact/

Sur l’agriculture : https://sfecologie.org/tag/agriculture/

Sur les villes : https://sfecologie.org/tag/ville/

Sur les forêts : https://sfecologie.org/tag/foret/

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Regard édité et mis en ligne par Anne Teyssèdre.

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