La Société Française d’Ecologie et d’Evolution (SFE) vous propose ce regard de Harold Levrel et Denis Couvet, respectivement Professeur d’Economie à AgroParisTech et Professeur d’Ecologie au MNHN, sur la transition de l’agriculture conventionnelle vers l’agriculture biologique.

Cet article paraîtra également dans un prochain dossier de la revue L’Ecologiste (partenaire de publication de ces ‘regards’ sur la biodiversité), consacré à l’Agriculture et l’alimentation.

MERCI DE PARTICIPER à ces regards et débats sur la biodiversité en postant vos commentaires et questions sur les forums de discussion qui suivent les articles; les auteurs vous répondront.

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Analyse de la transition vers l’agriculture biologique

par Harold Levrel1 et Denis Couvet2

1 : Professeur à AgroParistech, chercheur au CIRED
2 : Professeur au Muséum National d’Histoire Naturelle (MNHN), Membre de l’Académie de l’Agriculture

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Mots clés : Agriculture biologique, agriculture conventionnelle, rendements agronomiques, rentabilité économique, transition écologique, transition agricole, transition alimentaire, préservation de la biodiversité.
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Introduction : Comment comparer agriculture conventionnelle et agriculture bio?

Expertiser les conditions et conséquences d’une transition de l’agriculture conventionnelle vers le « bio » est complexe. La plupart des études comparent l’agriculture conventionnelle* et l’agriculture bio* (voir glossaire) en adoptant une approche analytique mono-factorielle, focalisée sur des rendements pour une variété donnée. Il nous semble cependant discutable de comparer des rendements entre le système bio et le système conventionnel qui mobilise, pour des raisons historiques, les meilleures terres, et qui a bénéficié d’accompagnements techniques et de subventions aux rendements pendant 50 ans.

Comparer le système bio et le système conventionnel implique de mettre en balance de nombreux éléments tel que les rendements, les prix, les techniques de production, les relations avec les espèces auxiliaires, les infrastructures écologiques* (voir glossaire à la fin du texte), les préférences des consommateurs. Pour cela, il faut adopter une approche systémique de la transition vers l’agriculture bio, d’autant plus que celle-ci n’est pas seulement agronomique : c’est aussi une transition culturelle, écologique, paysagère, macro-économique et organisationnelle.

Cette transition est culturelle, parce qu’elle implique le passage d’une vision de l’agriculture basée sur le contrôle possible par les humains des variabilités naturelles, à une vision fondée sur l’idée de symbiose entre les dynamiques humaines et les dynamiques naturelles.

Fig.1 : Parcelle de légumes bio © Nicku / Dreamstime.com

Elle est écologique, car les impacts de l’agriculture conventionnelle sur la biodiversité, le climat et la santé (humaine et animale) sont aujourd’hui de plus en plus documentés ; cette transition vers le bio est un levier essentiel pour respecter les politiques environnementales, adoptées depuis le début des années 2000, sur l’eau, la qualité de l’air ou les espèces et habitats menacés. Le passage au bio nécessite par ailleurs un meilleur usage des processus écologiques naturels, ce qui va conduire à investir dans des infrastructures écologiques.

Elle est paysagère, car le développement du bio pourrait dépendre en partie de la création d’une mosaïque de parcelles plus petites, entourées de bandes enherbées, d’arbres ou/et d’autres structures favorisant le bio-contrôle et l’optimisation de l’usage des nutriments naturels.

La transition est macro-économique, car il s’agit de substituer du capital artificiel* (c’est-à-dire produit par l’homme), notamment les intrants de synthèse, par du capital naturel (auxiliaires de cultures, engrais organiques) mais aussi par du capital humain (besoin plus élevé en force de travail), à l’inverse de la substitution du capital naturel et du capital humain par du capital artificiel opérée depuis deux siècles. Par ailleurs la transition vers le bio implique le passage d’un modèle économique fondé sur la production de biens homogènes à un système de production dans lequel l’alimentation, les bénéfices environnementaux tout autant que sociaux sont appréhendés et appuyés financièrement, notamment via ce que l’on appelle les paiements pour services environnementaux que peut offrir l’agriculture multifonctionnelle.

La transition enfin est organisationnelle car l’agriculteur, qui a été transformé en chef d’entreprise maximisant ses rendements et (parfois) ses bénéfices au 20ème siècle, est aujourd’hui bien plus que cela aux yeux de la société – producteur d’aliments, aménageur du territoire, fournisseur de services environnementaux, fournisseur d’emplois en milieu rural –, ce qui nécessite de faire évoluer son statut. Mais au-delà même de l’agriculteur ce sont les syndicats, les ministères, les chambres d’agriculture, les instituts de recherche qui entrent dans une mutation forte pour construire, petit à petit, un nouveau système de production visant notamment à une collaboration accrue entre le monde de l’agriculture et le monde de l’écologie afin de trouver de nouvelles solutions basées sur la nature.

Les avantages de la production bio, tant d’un point de vue économique, écologique que social, restent débattus. C’est pour cette raison qu’il nous semble important de rappeler ses nombreux avantages, en reprenant un certain nombre d’éléments simples et compréhensibles pour l’ensemble des publics, tout en gardant à l’esprit que certains points peuvent être débattus.

L’agriculture bio a un moindre impact sur l’environnement

L’agriculture biologique est le seul système de production agricole qui bénéficie d’un cahier des charges cohérent et pluri-attributs, allant des enjeux environnementaux (absence de pesticides et d’intrants chimiques) jusqu’au bien-être animal en passant par l’interdiction de la production hors-sols (depuis 2018), avec un niveau de contrôle élevé (contrôle annuel ou tri-annuel + contrôles inopinés).

Des problèmes persistent, tel le refus par les agriculteurs bio (notamment en France) d’une certification basée sur les résultats (seuils maximum de pesticides chimiques présent dans les produits à respecter pour bénéficier du label), et le maintien d’un système de certification fondée sur des objectifs de moyens (absence d’usage de pesticides chimiques par les agriculteurs), parce qu’il est difficile d’identifier l’origine des pollutions dans les produits (historiques ou de proximité).

Fig.2 : Agriculture intensive en Picardie @ Anne Teyssèdre

Un problème avec les pollutions chimiques issues de l’agriculture conventionnelle est qu’elles sont extrêmement tenaces dans les sols. Une étude menée sur le temps de récupération des habitats après pollutions ou destruction montre ainsi que les habitats agricoles ayant subi une exploitation intensive sont parmi ceux dont la restauration nécessite le plus de temps (Jones et Schmitz, 2009). Il faut attendre jusqu’à 70 ans pour voir disparaître les traces de polluants dans des sols précédemment cultivés de manière intensive. Sachant que la labellisation ‘Agriculture Biologique’ peut être obtenue 3 ans après avoir renoncé aux intrants chimiques, on comprend que l’on puisse trouver des traces de produits chimiques de synthèse dans certains terrains et produits bio.

Une autre limite de l’agriculture bio est le fait que certains intrants ou pesticides naturels peuvent avoir des effets négatifs sur l’environnement – la « bouillie bordelaise », mélange de sulfate de cuivre et de chaux, est l’exemple le plus connu. La réglementation sur ces intrants ‘naturels’ potentiellement toxiques est certainement à revoir. Il reste que, même imparfait et perfectible, ce système de production permet de réduire les émissions de polluants dans les sols, dans l’eau et dans l’air, de réduire des problèmes récurrents tels que celui des algues vertes, de respecter les normes environnementales.

Réserve de Biosphère de Fontainebleau et du Gâtinais

Fig 3 : Agriculture bio en Gâtinais
© Catherine Cibien

La production bio est par ailleurs bonne pour la majorité des composantes de la biodiversité : oiseaux, mammifères, araignées, plantes, micro-organismes du sol notamment (Fuller et al., 2005 ; Hole et al., 2005). Deux exceptions: les scarabées et les vers de terre, du fait d’un travail du sol plus important liés à la lutte contre les mauvaises herbes qu’en agriculture conventionnelle.

Du côté de la demande, il apparaît que les choix de consommation ‘bio’ sont corrélés à des régimes alimentaires moins carnés et la consommation d’aliments moins transformés (Desquilbet et al. 2018), ce qui a un impact positif sur l’environnement et la santé (Tilman et al., 2014).

Le message de l’agriculture bio est simple et efficace

L’image positive des produits bio joue un rôle clé pour alimenter la demande, et donc réduire les impacts négatifs sur l’environnement et la santé. En effet si de nombreux agronomes soulignent avec raison que l’agriculture bio est fondée sur une vision radicale, qui n’est peut-être pas la meilleure du point de vue des arbitrages entre production et conservation de l’environnement, ils oublient cependant souvent un point important : le bio est le seul label connu qui envoie un message clair à destination des consommateurs, tel que « aucun pesticide de synthèse n’a été utilisé pour la production bio ». Développer un label dont le message serait que des intrants de synthèse sont utilisés, mais de manière raisonnable (agriculture raisonnée), voire de manière marginale (agriculture de conservation qui s’appuient avant tout sur une réduction du travail du sol), pourrait être inefficace pour sensibiliser et donc ‘impacter’ le comportement de consommateurs ayant peu de temps pour réfléchir aux nuances. Ils sont en effet portés à choisir leurs produits en fonction de critères simples, sinon binaires.

(c) A. Teyssèdre

Fig 4 : Stand de fruits et légumes bio dans un marché, en Toscane
© A. Teyssèdre

Ceci est évident lorsqu’on constate que les deux motifs de consommation du bio sont la réduction des impacts négatifs sur l’environnement et la santé. Les consommateurs ‘bio’ veulent un produit « propre », que ce soit pour eux ou pour l’environnement. C’est sans doute la force du bio aujourd’hui que d’avoir réussi à convaincre que les produits venant du bio sont « propres ». Le bio bénéficie ainsi d’une très bonne image auprès de la population (83% des français font confiance aux labels bio comme signe de reconnaissance d’un produit respectueux de l’environnement).

A cela s’ajoute que les consommateurs de produits bio accélèrent la transition vers de nouveaux régimes alimentaires, moins carnés et ‘artificiels’, comme nous l’avons mentionné ci-dessus (Desquilbet et al., 2018), allégeant ainsi les pressions de l’agriculture sur les écosystèmes au bénéfice de la biodiversité et des sociétés humaines (en vue notamment de la sécurité alimentaire, cf. Foley et al. 2014).

L’agriculture bio est économiquement profitable

Elle l’est notamment en France, malgré de moindres subventions que l’agriculture conventionnelle. Cette affirmation, qui peut surprendre, s’appuie sur plusieurs arguments.

Tout d’abord, un raisonnement qui viserait à comparer les subventions pour des cultures données ne nous semble pas pertinent, notamment parce que les exploitants bio fonctionnent sur des logiques de rotation différentes et pratiquent beaucoup plus la polyculture (pour rechercher des synergies entre variétés). Pour faire des comparaisons de subvention, il faut raisonner à l’échelle d’une entité économique, en l’occurrence l’exploitation agricole, et non pas de la variété cultivée. A l’échelle des exploitations, les agriculteurs bio touchent bel et bien moins de subventions. En effet, les exploitations bio sont dominantes dans les secteurs qui captent le moins de subventions (horticulture, maraichage, fruit et autres agricultures pérennes, viticulture), et peu importantes dans les secteurs les mieux dotés en subventions (grandes cultures et élevage bovin notamment) (Agreste-Primeur, 2016 ; Agence Bio, 2016). Un travail récent de la Commission Européenne montre ainsi que la France est le seul pays européen où la part des subventions directes aux agriculteurs est plus basse dans le bio que dans le conventionnel (43% VS 64%) (European Commission, 2013).

Le diagnostic peut être bien pire, en outre, si l’on considère que les exploitations conventionnelles bénéficient de subventions indirectes via la non prise en compte (ou ‘internalisation’) des externalités négatives* qu’elles génèrent sur la santé et l’environnement. En effet le coût environnemental et sanitaire des pollutions, payé par l’Etat et les contribuables, peut être considéré comme une forme de subvention indirecte[1] (ex : Sainteny, 2012). Or, en la matière, les différences entre les exploitations bios et les exploitations conventionnelles sont très importantes. Une étude récente, réalisée en France et comparant les différences d’externalités entre le bio et le conventionnel, a proposé pour la première fois des estimations monétaires à partir de références existant dans la littérature (Sautereau et Benoit, 2016). On peut mentionner ainsi le coût des pollutions par nitrates (entre 17€ et 23€/ha/an), le coût de la disparition de la régulation biologique des ravageurs (entre 10€ et 21€/ha/an), le coût de la pollution de l’environnement aquatique par les pesticides (entre 3€ et 309€/ha/an), le coût du contrôle de l’usage des pesticides (14€/ha/an).

[1] Notons qu’il n’y a pas consensus sur ce point car certains objectent qu’il faut une action de paiement pour pouvoir parler de subvention. Pour autant, les économistes considèrent que l’exonération du paiement du coût social généré par un système de production peut être considéré comme une subvention. L’OCDE (1996) souligne ainsi qu’une subvention est une « mesure qui réduit à la fois les coûts pour les consommateurs et les producteurs en leur accordant un soutien direct ou indirect » (qui est payé in fine par le citoyen-contribuable).

Si l’on ajoute à tout cela que l’agriculture conventionnelle bénéficie des exemptions de TVA sur les intrants chimiques, puisqu’il s’agit de consommation intermédiaire (en effet, seuls les particuliers sont impactés par l’augmentation de la TVA sur les pesticides chimiques), on arrive à la conclusion que la production bio en France touche entre deux et trois fois moins de subventions que l’agriculture conventionnelle.

Pour autant, malgré de faibles subventions et un surcoût lié à la certification et au changement de pratiques, le marché bio est en pleine croissance en France (supérieur à 10% par an, depuis 10 ans). Il représentait 1 milliard d’euros en 2001, contre plus de 8 milliards en 2017, le nombre d’exploitations bio passant de 10 364 en 2001 à 36 664 en 2017. A une échelle mondiale, la production bio génère, hors subventions, des bénéfices entre 22% et 35% plus élevé que dans le conventionnel, du fait de la prime que les consommateurs consentent à payer pour ce type de produits (Crowder et Reganold, 2015).

Fig.5 : Mosaïque agricole © Didier Massé

Il est remarquable qu’un secteur agricole soit aussi profitable et en pleine croissance en France, dans un contexte de crise économique récurrente du monde agricole. Il est notamment porté par une forte croissance de la demande (9 français sur 10 ont consommé du bio en 2016 en France, 15% en consomment tous les jours et 29% indiquent qu’ils vont augmenter leur consommation à l’avenir) (Agence Bio 2017). Ce phénomène n’est pas propre à la France. A l’échelle mondiale, les ventes de produits bio sont passés de 14 milliards de dollars en 1999 à 72 milliards en 2013.

Certes, l’augmentation de l’offre va conduire à créer une pression sur les prix via une plus grande concurrence, mais il y a encore une marge importante. En effet, une publication récente montre que les produits bio sont vendus aujourd’hui 30% plus chers en moyenne dans le monde que les produits de l’agriculture conventionnelle, mais qu’un même niveau de profit pourrait être obtenu pour les deux types d’agriculture avec une différence de prix situé autour de 7-8% (NB : ces résultats doivent être précisés à l’aune des conditions de chaque pays, puisqu’il s’agit d’une méta-analyse) (Crowder et Reganold, 2015).

L’agriculture bio est bonne pour l’emploi

En effet, les coûts de production des exploitations conventionnelles impliquent principalement le capital artificiel : achat et utilisation de machines et d’intrants de synthèse. A titre d’exemple, pour le blé tendre en 2015, les charges qui concernent le capital artificiel s’élèvent à 873 €/ha tandis qu’elles ne sont que de 291 €/ha pour le capital humain (salaires, charges sociales et rémunération familiale) et de 253 €/hectare pour le capital naturel (foncier et semences) (Source : Observatoire Arvalis / Unigrains, données CerFrance, 2017). En production bio, le non usage d’intrants de synthèse réduit largement les investissements dans le capital artificiel et permet d’investir davantage dans le travail pour compenser (au moins en partie) les réductions de rendement.

A surface équivalente, le bio crée ainsi plus d’emplois que le conventionnel. En Angleterre, la production bio nécessiterait 30% de plus de main d’œuvre que l’agriculture conventionnelle (Green et Maynard, 2006). En France, le surplus de création d’emplois dans le bio, par rapport au secteur agricole conventionnel, serait de 5 à 10 % (Massis et Hild, 2016). La différence entre la France et l’Angleterre est peut-être liée au fait que le marché du travail agricole est moins flexible en France. Même si le besoin plus élevé de main d’œuvre peut poser un problème de surcoût pour les exploitations, il peut être compensé par une fiscalité adaptée, qui oriente les investissements vers des modes de production créateurs d’emplois et respectueux de l’environnement. Sans fiscalité adaptée, le bio fera sans doute comme le conventionnel : il s’industrialisera de plus en plus pour augmenter sa productivité.

Fig.6 : Agriculture bio au Sénégale © Abdoulay88

Dans les pays du Sud, la question de l’emploi est encore plus importante. En effet l’agriculture conventionnelle ne peut pas être le modèle agricole pour les 1,2 milliards d’agriculteurs, dont la plupart ont de très petites exploitations (Dufumier, 2012). Elle n’est ni adaptée aux sols fragiles du continent africain, ni à la croissance démographique (et aux emplois à créer) que va connaître ce continent (4 milliards d’habitants attendus en 2100, pour 1 milliard aujourd’hui). En effet, proposer un système agricole plus productif suppose que les travailleurs qui ne sont plus employés par l’agriculture puissent être employés ailleurs, dans les secteurs secondaire ou tertiaire. On ne voit pas bien comment cela serait possible sur le continent africain, au regard de prévisions économiques. Il semble préférable que ces pays utilisent des modèles agricoles intensifs en main d’œuvre, protégés en partie de la concurrence internationale par les prix. La production bio, tout comme d’autres modèles proches tels que l’agro-écologie ou l’agro-foresterie, semble pouvoir contribuer à la stabilité sociale et politique de ces continents au 21ème siècle (Dorin, 2017, et voir le regard n°68).

Le modèle économique associé au bio est plus viable

Dans un marché de plus en plus mondialisé, où la volatilité des prix met de plus en plus en difficulté les modèles économiques traditionnels pour les petits producteurs, la production bio offre l’opportunité de « relocaliser » les marchés et d’échapper en partie aux crises conjoncturelles que connaît le monde agricole. En effet les prix du bio ne sont pas fixés sur les marchés des matières premières à Londres où à New-York mais sur les marchés nationaux, voir locaux.

Le consommateur de produits bio est par ailleurs attaché à l’origine du produit (en France, 90% des consommateurs bio s’intéressent au pays d’origine du produit) et au mode de distribution (marchés locaux ou via des associations pour le maintien d’une agriculture paysanne – AMAP – par exemple). Ainsi 7% des exploitations bio passent par le système des AMAP, contre 0,5% pour le conventionnel (Agreste-Primeur, 2012). Le résultat est là : 71% de ce qui est consommé en bio est produit en France aujourd’hui, contre 35% pour l’ensemble des productions agricoles françaises[1], même si le bio français connaît une augmentation de 14% des exportations française dans ce secteur en 2016 (http://www.agencebio.org/le-marche-de-la-bio-en-france).

[1] 43 milliards des 67 milliards d’euros de production agricole sont basés sur l’exportation en 2014 (http://www.chambres-agriculture.fr/informations-economiques/chiffres-cles-de-lagriculture/agriculture-francaise/les-reperes-economiques/commerce-exterieur-agroalimentaire-francais/ ).

Par ailleurs, la croissance du chiffre d’affaire est forte dans tous les circuits de distribution, et les grandes surfaces, après avoir vu leur part de marché augmenter entre 2005 et 2011, subissent aujourd’hui une perte de terrain par rapport aux artisans-commerçants, aux distributeurs spécialisés en bio et à la vente directe (Agence Bio, 2017, cf. tableau ci-dessous).

Tableau 1 : Evolution des chiffres d’affaires selon les modes de distribution des produits bio en France (Source: Agence Bio, 2017

Tableau 1 : Evolution des chiffres d’affaires selon les modes de distribution des produits bio

En plus d’être moins dépendants que les agriculteurs conventionnels du système des prix sur les marchés internationaux et de la grande distribution, les agriculteurs bio sont aussi, depuis l’adoption de la nouvelle réglementation européenne sur le bio en 2018, plus indépendants des entreprises semencières, grâce au droit qui leur a été accordé d’utiliser et de revendre des semences hétérogènes hors catalogue.

Un autre élément important est que les exploitations bio investissent bien évidemment moins dans la protection des cultures, ce qui allège leurs charges. Pour les céréales, on estime le coût annuel de protection des cultures conventionnelles à 150€/ha, contre 50€/ha pour le bio (European Commission, 2013).

Par ailleurs, l’acceptation des consommateurs de produits « bio » d’une certaine variabilité dans l’approvisionnement (notamment par une priorité donnée aux produits de saison) et dans la forme des produits (la variabilité des formes et des couleurs est valorisée) est tout à fait essentielle. Elle permet aux agriculteurs d’avoir une offre en rapport avec la variabilité des saisons, les aléas climatiques et toutes les incertitudes environnementales.

Les rendements de l’agriculture bio sont plutôt bons

Contrairement à ce qu’il est souvent affirmé, l’agriculture bio pourrait permettre de nourrir la planète. En France, d’importantes baisses de rendement sont mentionnées pour les grandes cultures (-35%), les fruits (-50%) ou les vignes (-25%) (Butault et al., 2011). Mais, comme nous l’avons déjà indiqué en introduction, l’agriculture conventionnelle s’est développée sur les meilleures terres, a bénéficié de subventions massives au rendement et d’innovations techniques axées exclusivement sur les objectifs de la révolution verte depuis 50 ans.

C’est pourquoi anticiper les performances à venir du bio en France nécessite de mobiliser des comparaisons scientifiques consolidées réalisées à l’échelle internationale, comme le propose le travail de Seufert et collaborateurs (2012). Cette méta-analyse, réalisée à l’échelle mondiale, montre un déficit de rendement de l’agriculture bio d’environ 25% pour les céréales (relativement à l’agriculture conventionnelle), et des pertes quasi-inexistantes pour la production de fruits.

Fig.7 : Champ de blé bio © Philippe Oberlé / CC Green Economy

Le déficit de rendement du bio par rapport au conventionnel varie aussi selon d’autres critères. Si les rendements des exploitations récemment converties sont assez faibles, ils augmentent ensuite pour atteindre une moyenne située autour de 85% des rendements du conventionnel, toutes cultures confondues. Ces résultats confirment l’importance de l’apprentissage des pratiques bio par les agriculteurs et met en question l’argument selon lequel une culture bio bénéficierait des traitements phyto antérieurs à la conversion. En outre, les différences de rendements entre le bio et le conventionnel pour les cultures non-irriguées sont bien plus faibles que pour les cultures irriguées. Or on peut penser que les premières prendront à l’avenir une place de plus en plus importante, dans un contexte de raréfaction de l’eau douce. Pour la France, les chiffres plus faibles mentionnés plus haut (en particulier pour les céréales : déficit de 35% pour le bio) reflètent peut-être en partie le retard agronomique de notre pays en matière de recherche dans les cultures bio, mais certainement aussi le caractère très intensif –notamment en apports d’eau, dans les régions méridionales – de l’agriculture conventionnelle.

Optimiser les rendements dans le bio nécessite de jouer à plein sur la complémentarité sols-plantes-animaux pour pouvoir recycler au maximum les minéraux et augmenter la fertilité des sols. Ainsi, un élément essentiel pour l’agriculteur bio est de pouvoir anticiper les besoins en nutriments de ses cultures ainsi que les menaces pesant sur ces cultures (Dufumier, 2012). Il a intérêt à adopter des rotations longues (au moins 8 ans) de cultures dans ses parcelles, qui permettent de mieux contrôler les adventices, les maladies et les ravageurs, mais aussi d’optimiser la fertilité en croisant cultures de printemps et cultures d’hiver, cultures nettoyantes* et salissantes*, cultures consommatrices d’azote et légumineuses (fixatrices d’azote). Les agriculteurs bio ont aussi intérêt à utiliser des variétés plus rustiques, résistantes aux bio-agresseurs et adaptées aux sols moins fertiles, bien qu’à priori moins ‘productives’ (dans des conditions agronomiques ‘idéales’) que les variétés conventionnelles.

Soulignons qu’aujourd’hui l’agriculture mondiale produit plus que ce qui est nécessaire pour nourrir la population humaine actuelle (Foley et al. 2011, West et al. 2014) et que les enjeux alimentaires relatifs à la croissance démographique ne sont plus liés à un manque de rendements agricoles dans les pays riches tels que la France, mais à une meilleure répartition de la production dans le monde, à une amélioration des régimes alimentaires (moins de consommation de calories dans les pays du Nord et plus dans les pays du Sud), ainsi qu’à l’émergence de nouveaux systèmes agronomiques écologiquement intensifs comme l’agroforesterie (Dufumier, 2012 ; Tilman and Clark, 2014 ; et voir le regard n°68). Une étude récente fondé sur des modèles globaux montre ainsi que les rendements du bio peuvent permettre de nourrir la population mondiale actuelle et future, et donc compenser les pertes de 25% de rendement mentionnées plus haut, si les cultures de légumineuses augmentent et si le gâchis alimentaire, tout comme la consommation alimentaire carnée, sont réduits (Muller et al., 2017).

Fig.8 : Comparaison des atouts de l’agriculture conventionnelle (à gauche) et biologique (à droite), estimés à l’échelle mondiale. Source : Reganold et Wachter, 2016.

Conclusion

Au total, le bilan de l’agriculture bio est très positif, quel que soit le point de vue que l’on adopte. Au moins en Europe et aux USA, depuis plus de dix ans, le bio a montré des atouts tant du point de vue économique, écologique que social dont il nous semble important de s’inspirer, pour les faire prospérer.

Comme nous l’avons souligné, le bio n’est cependant pas doté de toutes les vertus, c’est pourquoi il ne représente pas un « idéal » vers lequel tous les agriculteurs tendraient. Ainsi, le rythme d’arrêt de l’activité bio augmente (beaucoup moins vite cependant que celui des conversions vers le bio) pour atteindre un taux annuel de 4 à 5%, dont la moitié pour des raisons économiques ou techniques (et 25% pour arrêt de l’activité agricole) (Agence Bio, 2016). Par ailleurs, la généralisation du bio dans un pays comme la France pourrait conduire, du fait de la baisse des rendements, à la mise en culture de nouvelles terres. Dans le cas de la France, on peut objecter que la déprise agricole, dans le sud du pays, est considérée comme l’une des principales menaces sur le renouvellement démographique de territoires entiers mais aussi sur la biodiversité (du fait de la fermeture des paysages). Ainsi il est estimé que100 000 hectares de terres agricoles se transforment chaque année en friche, lande ou forêt (Pointereau et Coulon, 2009). Dès lors, l’idée de remettre en culture certaines terres régionales à partir de pratiques bio pourrait être fondée aux plans écologique, économique et social.

Fig.9 : Oliveraie bio © Anne Teyssèdre

A l’échelle mondiale d’autre part, dans la mesure où la transition vers le bio est associée à une moindre consommation de protéines animales, d’aliments superflus (calories vides, aliments saturés en sucres et en graisses), le changement de régime alimentaire associé au bio fait plus que compenser les baisses de rendement mentionnées ci-dessus, conduisant en fait à une réduction de la mise en culture d’écosystèmes naturels (Desquilbet et al. 2016, 2018). En outre, des innovations en matière d’agroforesterie devraient permettre de fortement augmenter les rendements agricoles dans les pays situés en région tropicale.

Certes le bio n’est qu’un levier parmi d’autres, dans la transition du système de production et de consommation alimentaire. Mais c’est un levier efficace, aux dimensions multiples, qui gagne chaque année en puissance avec la sensibilisation des citoyens et autres parties prenantes aux grands enjeux écologiques, sociaux et économiques de l’agriculture.

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Remerciements : Merci à Natacha Sautereau pour ses commentaires et références, merci à Anne Teyssèdre pour ses nombreux apports à cet article, et à Sébastien Barot pour sa relecture et ses suggestions.

 


Glossaire

Agriculture biologique, agriculture conventionnelle : L’agriculture biologique (ou bio) est un ensemble de méthodes de production agricole qui excluent l’utilisation de la plupart des produits chimiques de synthèse, contrairement à l’agriculture conventionnelle. NB : Chacun de ces types d’agriculture peut prendre une grande diversité de formes, selon les terroirs, le type de culture, les acteurs.

Capital artificiel : Capital fixe productif créé par l’homme, qui est traditionnellement assimilé à la richesse d’un pays.

Culture nettoyante : Culture occupant le sol rapidement et ne permettant pas l’installation de plantes adventices (‘mauvaises herbes’). Exemple : luzerne.

Culture salissante : Culture poussant lentement et n’occupant pas le sol, ce qui permet l’installation de plantes adventices. Exemple : pommes de terre.

Externalité négative : Effet négatif généré par un acte de production, consommation ou destruction sur une tierce partie.

Infrastructure écologique : Eléments du paysage favorisant le maintien de la biodiversité et/ou des fonctions écologiques. Ce sont les haies, bosquets, bois, ainsi que la forme et la taille des parcelles. Le terme infrastructure souligne que leur installation et leur maintien demandent un effort humain collectif et pérenne.


Agriculture bio en Tunisie. (c) Association de Sauvegarde de l'Oasis de Chenini - ASOC

Fig.10 : Agriculture bio en Tunisie.
© Association de Sauvegarde de l’Oasis de Chenini – ASOC

 

Bibliographie

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Agence Bio, 2017. Baromètre de consommation et perception des produits biologiques en France, 14ème édition.

Agreste-Primeur, 2016. Résultats économiques des exploitations en 2015, Agreste Primeur n° 342, décembre 2016.

Agreste-Primeur, 2012. Exploitations agricoles en production bio, Agreste Primeur n° 284, juin 2012

Butault J-P, Delame N., Jacquet F., Zardet G., (2011), L’utilisation des pesticides en France : état des lieux et perspectives de réduction, Notes et études socio-économiques n° 35, Ministère de l’Agriculture, Centre d’étude et de prospective, pp. 7-26

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Regards connexes :

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Article édité et mis en ligne par Anne Teyssèdre,
publié également par la revue ‘L’Ecologiste’ (n°53, novembre 2018).

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