La Société Française d’Ecologie (SFE) vous propose cette semaine le regard de Daniel Pauly, Professeur au Fisheries Centre de l’Université de Colombie Britanique (Canada) et de Frédéric Le Manach, doctorant à l’IRD, sur l’expansion et l’impact de la pêche mondiale sur les écosystèmes marins.
Ce regard sera repris dans le numéro n°5 de la revue ESpèces, à paraître en septembre 2012.
MERCI DE PARTICIPER à ces regards et débats sur la biodiversité en postant vos commentaires et questions après cet article. Les auteurs vous répondront et une synthèse des contributions sera ajoutée après chaque article.
Expansion et impact de la pêche mondiale
par Daniel Pauly1 et Frédéric Le Manach 1,2
1 Directeur du Projet Sea Around Us, Fisheries Centre, Université de Colombie Britannique, Vancouver, Canada.
Grand Prix de la SFE en 2011.
2 Centre de Recherche Halieutique Méditerranéenne et Tropicale, Institut de Recherche pour le Développement, Sète, France.
Regard R31, édité par Anne Teyssèdre
Mots clés : Pêche mondiale, statistiques, ressources marines, écosystèmes marins, poissons, effort de pêche, érosion de la biodiversité, économie, sociétés, enjeux, gestion et gouvernance.
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Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les flottes de pêche industrielle se sont largement développées et ont en quelques décennies conquis l’ensemble des mers du globe. Dans un premier temps, cette intensification de la pêche a provoqué une augmentation importante des captures* d’espèces marines, mais depuis la fin des années 1970 elle se traduit par l’effondrement successif de stocks de poissons et d’autres espèces. Dans cet article, nous verrons que cette expansion géographique des flottes ne peut plus se poursuivre – d’autant que l’augmentation non soutenable de l’effort de pêche mondial va de pair avec une dégradation croissante des écosystèmes marins et de la biodiversité, liée à la destruction des habitats et au réchauffement climatique – et nous explorerons les pistes d’une pêche mondiale durable.
Petit historique de la pêche mondiale
L’un des objectifs des Nations Unies étant de produire des statistiques permettant de surveiller le développement de l’économie mondiale, l’Organisation pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO) collecte annuellement depuis 1950 les statistiques ayant trait à la pêche mondiale. Malgré d’importantes limitations qui seront discutées à la fin de cet article, ces statistiques permettent notamment de surveiller l’expansion des pêches et la provenance des débarquements* de poisson, soit par pays ou région, soit à l’échelle mondiale (Figure 1).
Pendant les années 1950-60, les flottes de pêche se sont développées de manière importante, tant en termes du nombre de bateaux, que de la puissance des moteurs. En conséquence de cet effort croissant des flottes industrielles, les captures* de poissons et autres espèces marines ont rapidement augmenté pendant ces deux décennies (Figure 2).
Bien que certains stocks se soient déjà écroulés précédemment (par exemple la sardine californienne dans les années 1950), les effondrements dus à la surpêche de plusieurs stocks européens (par exemple le hareng et la morue en Mer du Nord) ont facilité la mise en place d’une pléthore d’études scientifiques. Cependant, celles-ci n’ont eu d’impact ni sur les régulations, ni sur le fait que les captures* dans ces zones européennes – où sont nées les sciences de la pêche – ont atteint un record historique en 1975 et n’ont cessé de diminuer depuis. Au contraire, la flotte industrielle s’est tournée vers une intensification de l’effort de pêche, non seulement vers les eaux plus profondes mais aussi vers le sud, dans les eaux tropicales et subtropicales des pays de l’Hémisphère Sud. Pendant ce temps, ces pays alors dits du ‘Tiers-Monde’ commençaient eux aussi à industrialiser leur flotte, avec le but explicite de produire une source de nourriture saine et peu coûteuse pour leurs populations en expansion.
La définition de Zones Economiques Exclusives* (ZEE) de 200 miles nautiques (370 km) de largeur le long des côtes de chaque pays par la Convention des Nations Unis sur les Droits de la Mer (UNCLOS), en 1982 n’a pas changé la donne quant à la dégradation des stocks des espèces exploitées au niveau mondial. Au contraire, leurrés par la promesse de richesses dont ils étaient devenus les ‘propriétaires’, la plupart des pays – développés ou non – ont encouragé un subventionnement massif de leurs flottes. Une fois encore, un des résultats a été une augmentation de l’effort de pêche, mais celui-ci n’a pas produit d’augmentation des tonnages de poissons débarqués, dits débarquements* de pêche. Au contraire, après une courte augmentation jusqu’à un pic historique à la fin des années 1980, ceux-ci n’ont pas cessé de chuter depuis (Figure 2).
Figure 2 : Composition de la ‘production’ totale des produits de la mer. Les captures* d’espèces sauvages ont atteint un pic à la fin des années 1980 et diminuent depuis. L’effet masquant de la mariculture* et des statistiques chinoises est clair, puisque l’ajout de ces composants résulte en un total stable voire légèrement croissant. (Source: Sea Around Us.)
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Glossaire :
- Capture de pêche : tous les organismes capturés par un engin de pêche. Une partie de cette capture n’est pas utilisée et peut-être par exemple rejetée à la mer.
- Débarquement de pêche : Partie de la capture de pêche qui est gardée et débarquée sur la terre ferme.
- Effort de pêche : Moyens mis en œuvre pour capturer une ressource aquatique et qui peut être mesuré, par exemple en nombre de bateaux/d’hameçons déployés, ou en surface de filets, par unité de temps. L’effort de pêche implique un coût, qui peut être réduit par des subventions.
- Espèces démersales (ou benthiques) : espèces vivant au fond des océans, comme par exemple les poissons plats (soles, turbots) et les baudroies.
- Espèces pélagiques : espèces vivant en pleine mer, souvent au large, comme par exemple les thons et les sardines.
- Mariculture : élevage dans un enclos en mer d’espèces marines.
- Niveau trophique : échelon auquel se trouve une espèce dans la chaîne alimentaire, généralement compris entre 1 (algues) et 4-5 (grand prédateurs).
- Zone Economique Exclusive (ZEE) : zone marine bordant tout territoire, s’étendant au maximum à 200 miles nautiques (370 km) des côtes. Toutes les ressources présentes dans cette zone appartiennent au territoire.
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Un problème masqué par des statistiques de pêche difficiles à interpréter
Cette chute des débarquements* de pêche reste ignorée de la grande majorité des non-spécialistes, c’est-à-dire de la plupart des consommateurs. Elle a quatre causes principales :
- La République Populaire de Chine a systématiquement surévalué ses statistiques de pêche transmises à la FAO, depuis le début des années 1980 ;
- La FAO agrège les données de la pêche (qui diminue lentement) avec les données de la mariculture* (qui augmente rapidement) dans la plupart de ses communications ;
- La demande en produits de la mer des pays développés, l’Union Européenne en tête, est de plus en plus comblée par des importations depuis les pays en voie de développement ;
- L’exploitation d’eaux de plus en plus profondes et septentrionales masque le déclin des stocks dans les zones précédemment exploitées.
Le cas de la République Populaire de Chine
Bien que suspectée par de nombreux scientifiques, l’étendue des aberrations statistiques de la République Populaire de Chine en a surpris plus d’un lors de leur divulgation en 2001. En effet, la surestimation des captures* chinoises s’élevait à 5-10 millions de tonnes à la fin des années 1990, soit 6 à 12% des tonnages mondiaux (80 millions de tonnes). La raison : la République Populaire de Chine manque de systèmes indépendants pour collecter les données statistiques liées à son industrie, ce qui pousse beaucoup de fonctionnaires en mal de promotion à surévaluer les rendements locaux (croissance soutenue = promotion assurée). Ce problème est longtemps resté méconnu parce que la FAO n’a pas le pouvoir de modifier les données qu’elle reçoit ; elle accepte donc telles quelles les données fournies par ses pays membres. Cependant, depuis le scandale créé par la mise à jour de ces aberrations en 2001[1], les statistiques mondiales présentées par la FAO séparent clairement la République Populaire de Chine du reste du monde. Cette distinction se traduit par un clair déclin des captures* au niveau mondial, si la République Populaire de Chine n’est pas prise en compte (Figure 2).
Les communications de la FAO
Le département des pêches de la FAO représentant un secteur à part entière, il combine généralement – au moins pour les medias – la pêche et la mariculture*. Ce dernier sous-secteur étant en plein boom, il crée un effet masquant sur la dynamique mondiale des pêches, regroupées avec l’aquaculture marine ou mariculture* dans un ensemble dit production (pêche + mariculture) qui augmente, suggérant que tout va bien dans le meilleur des mondes (Figure 2). Alors que l’aquaculture est décrite par beaucoup comme la solution miracle à la surpêche, il faut garder à l’esprit que beaucoup des espèces ‘cultivées’ sont nourries à base de poissons sauvages, ce qui constitue de fait plus un problème qu’une solution. En effet, une grande partie des espèces cultivées à forte valeur commerciale sont carnivores (thon, saumon) et nécessitent donc d’être nourries en grande quantité à base d’espèces sauvages (anchois, sardines). Pour produire un kilogramme de ces espèces carnivores, il faut pêcher en moyenne au moins cinq kilos d’espèces sauvages, ce qui augmente l’effort total de pêche.
Le commerce international des produits de la mer
Pendant ce temps, la consommation par habitant de produits de la mer dans les pays développés, notamment ceux d’Europe, des Etats-Unis et du Japon, augmente elle aussi. Cette demande est comblée pour une part croissante par des espèces provenant de pays en voie de développement. En Europe, une grande partie des produits de la mer trouvés sur les étals des marchés proviennent d’Afrique. Une tactique largement utilisée par les pays développés pour fournir leurs marchés est d’utiliser UNCLOS (la même convention qui a promulgué la création des ZEE*) pour obliger les pays en voie de développement à leur céder une part de leurs ressources à travers des accords de pêche. En effet, cette convention stipule que tout pays n’ayant pas la capacité d’exploiter entièrement ses stocks commerciaux doit en céder le surplus à des pays tiers. Ces accords de pêche ont en quelque sorte rendu légale l’expansion géographique des flottes de pêche dans les eaux des pays en voie de développement.
L’expansion des flottes de pêche
De manière évidente, cette expansion a créé de nouveaux conflits vis-à-vis des ressources marines ou en a intensifié d’autres déjà existants. Les récentes disputes à propos des possibilités de pêche accordées aux pêcheurs européens dans les eaux marocaines et sénégalaises en sont la preuve. Une étude récente[2] estime qu’entre 1950 et 1980, la flotte industrielle s’est étendue d’environ 1 million km[2] par an ; ce chiffre est par la suite monté à 3-4 millions km[2] par an dans les années 1980, pour ensuite diminuer petit-à-petit. Au tournant du millénaire, cette expansion géographique était achevée, toutes les mers étant couvertes par les flottes de pêches industrielles. Cependant, une autre expansion de la pêche continue, vers les profondeurs. Ceci a de dramatiques répercussions sur les communautés pélagiques* et démersales*.
L’exploitation des espèces pélagiques, comme les thons, marlins, espadons et requins (de plus en plus ciblés pour leurs ailerons) a de larges répercussions sur les systèmes océaniques, qui ont vu leur biomasse de grands prédateurs chuter dramatiquement. Ce problème est rendu encore plus présent par l’utilisation croissante de Dispositifs de Concentrations de Poissons (DCP) qui, en commençant aux Philippines, s’est étendue à travers toute la ceinture intertropicale. Les DCP attirent de nombreuses espèces de poissons en leur offrant un refuge apparent, ce qui attire également de nombreux prédateurs comme les thons et les requins. Cette concentration des poissons permet aux bateaux de pêche d’augmenter leurs captures* dans des sites où rien n’était capturé avant, accélérant ainsi l’épuisement des ressources.
Au fond des océans, notamment autour de monts et plateaux sous-marins, les chaluts sont maintenant déployés à des profondeurs pouvant atteindre plusieurs kilomètres pour cibler les espèces démersales* comme l’empereur ou le sabre. Ces espèces ont une croissance lente et une faible productivité, ce qui rend impossible leur exploitation durable. Malheureusement, cette pêche en eau profonde ayant lieu en grande majorité en haute mer, c’est-à-dire en dehors des ZEE*, il n’existe aucune loi pour la réguler. En conséquence, les stocks de poissons peuplant ces reliefs sous-marins sont eux aussi surexploités et s’épuisent rapidement. Une fois un écosystème local vidé de ses poissons, les flottes de pêche passent à un autre site, mimant ainsi le mode d’exploitation actuel des forêts tropicales.
Les changements induits par cette réduction de biomasse ont de dramatiques répercussions sur les communautés marines, notamment via l’altération des réseaux alimentaires. Cette altération peut être aisément quantifiée et démontrée par l’utilisation de l’indice trophique marin (MTI en anglais), c’est-à-dire, le niveau trophique* moyen des poissons débarqués[3]. Cet indice, l’un des plus largement utilisés dans le cadre d’études sur les effets de la pêche sur les communautés d’espèces exploitées, est en déclin dans toutes les mers du globe. Cela signifie que les débarquements* sont de plus en plus composés de petites espèces herbivores comme les sardines ou les harengs – à la base de la chaîne alimentaire – et de moins en moins par des espèces carnivores comme les thons ou les saumons.
Un dernier problème : les statistiques de la FAO
Pour conclure ce regard sur la pêche mondiale, il est important de pointer un dernier problème. Les statistiques collectées par la FAO auprès de chaque pays membre depuis 1950 ne représentent qu’une partie de la réalité. En effet, elles n’incluent généralement que les données des débarquements* commercialisés, et manquent donc d’autres secteurs de pêche plus ou moins importants selon les pays. Ces secteurs manquants incluent par exemple la pêche de subsistance, la pêche récréative, ou encore les rejets causés par le chalutage dont il est fait mention plus haut. Il y a donc une différence importante entre les statistiques ‘officielles’ de pêche – grosso modo les débarquements* – et les captures* totales (Figure 3).
Figure 3 : Exemple de Madagascar montrant la différence entre les données collectées par la FAO et les captures* totales reconstruites par le projet Sea Around Us. Ces captures totales semblent diminuer depuis une dizaine d’années, au contraire des statistiques « officielles » qui augmentent toujours. Madagascar étant un des pays les plus pauvres au monde, cela a d’importantes répercussions au niveau de l’économie nationale et de la sécurité alimentaire[4]. (Source: Sea Around Us.)
Depuis dix ans, le projet Sea Around Us, basé à l’Université de Colombie-Britannique (Vancouver, Canada) ‘reconstruit’ ces captures* totales, dont de nombreux exemples peuvent être vus sur le site www.seaaroundus.org. Le fait que les statistiques officielles n’incluent généralement que les débarquements* commercialisés pose de sérieux problèmes environnementaux et éthiques.
Les effets sur l’environnement sont faciles à imaginer, puisque les règlements se basent sur un niveau des pêches qui ne représente qu’une partie du niveau total, encourageant de fait la surpêche. Les effets éthiques sont plus sournois, et ont encore une fois trait à la convention UNCLOS. Celle-ci stipule notamment qu’un pays ne pouvant pas exploiter l’ensemble de son stock doit en céder le surplus à des pays-tiers. Ces notions de ‘stocks’ et ‘surplus’ étant la plupart du temps basées sur les statistiques ‘officielles’ incomplètes par manque de moyens scientifiques, beaucoup de pays en voie de développement finissent par céder aux pays développés plus de ressources qu’ils ne devraient, causant ainsi d’importants problèmes de sécurité alimentaire et économiques.
En bref, les problèmes auxquels la pêche mondiale doit actuellement faire face sont nombreux et importants. Si rien n’est fait rapidement pour améliorer la situation et protéger les ressources marines desquelles dépendent des millions d’humains, les répercussions économiques, sociales et environnementales pourraient être désastreuses. Cependant, ces problèmes ne sont pas insurmontables, et prendre en compte les points décrits plus hauts dans la gestion des pêches mondiales – c’est-à-dire réduire les subventions, interdire certains outils de pêches et considérer l’éthique dans les relations entre pays développés et en voie de développement – devrait permettre d’en résoudre une bonne partie.
Bibliographie :
[1] Watson R and Pauly D (2001) Systematic distortions in world fisheries catch trends. Nature 414(6863): 534-536.
[2] Swartz W, Sala E, Tracey S, Watson R and Pauly D (2010) The spatial expansion and ecological footprint of fisheries (1950 to present). PLoS ONE 5(12): e15143.
[3] Pauly D, Christensen V, Dalsgaard J, Froese R and Torres FSB (1998) Fishing down marine food webs. Science 279: 860-863.
[4] Le Manach F, Gough C, Harris A, Humber F, Harper S and Zeller D (2012) Unreported fishing, hungry people and political turmoil: the recipe for a food security crisis in Madagascar? Marine Policy 36: 218-225.
A voir : www.seaaroundus.org
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Article édité par Anne Teyssèdre
Bonjour,
et bravo pour cet exposé, aussi passionnant qu’inquiétant ! J’ai deux questions :
L’une méthodologique : Pourriez-vous expliciter un peu les méthodes utilisées par les chercheurs du programme Sea Around Us pour évaluer les captures non officielles (i.e. non commercialisées / non industrielles) d’espèces marines et reconstruire les captures totales à l’échelle mondiale résumées dans la figure 3 ? Quelle est environ la marge d’erreur ?
L’autre stratégique : Quelles pistes prônez vous pour réduire l’impact de la pêche industrielle à l’échelle mondiale, dans les eaux territoriales (ZEE) et dans les eaux internationales ? Ces pistes seront-elles proposées et discutées au prochain Sommet des Nations Unies sur le Développement durable (Rio + 20) ?
Merci encore pour ce regard et pour vos réponses,
Anne
Bonjour Anne,
La méthode utilisée par le Sea Around Us pour réévaluer les captures totales consiste en plusieurs étapes, plus ou moins modulables selon les données disponibles dans chaque pays.
– La première étape est toujours de collecter les données dites “officielles » (transmises à la FAO), afin de déterminer quels secteurs y sont inclus ou non.
– Ensuite, des faits historiques marquants peuvent nous aider à comprendre certaines variations dans les données officielles. Par exemple, un évènement climatique extrême a pu détruire la quasi-totalité des engins de pêche, ce qui se sera traduit par une chute drastique dans les données statistiques. Aussi, la déclaration de la Zone Exclusive Economique est très souvent allée de pair avec une augmentation des données déclarées. En effet, si un pays « déclare plus », il devra en « donner moins » à d’autres pays-tiers dans le cadre de la Conventions des Nations Unies sur le Droit de la Mer.
– Une fois que les données officielles peuvent être expliquées, la plus grosse partie du travail consiste alors à collecter un maximum de données non-officielles, par exemple dans des rapports d’ONG, des études scientifiques non-publiées, des rapports de masters ou de thèses, ….
Ces « nouvelles données » nous servent à créer une nouvelle base par rapport aux données officielles, en y ajoutant les données manquantes.
Cette partie du travail se fait généralement en collaboration étroite avec des spécialistes de la pêche dans chaque pays étudié, et les connaissances locales des « anciens » sont également prises en compte pour affiner nos résultats.
Cette méthode peut être vue à priori comme problématique dans certains pays pauvres, dans lesquels il y a très peu d’études concernant la pêche. Cependant, toute exploitation laisse forcement une “ombre” sur la société. C’est donc cette ombre que nous utilisons pour ré-estimer les captures totales de la pêche. L’incertitude existe, mais du fait de la nature des données utilisées, il nous est très difficile de la quantifier (notez aussi que les données officielles n’ont pas de marge d’erreur non plus). Cependant, pour ne pas tomber dans l’excès inverse et surestimer les captures mondiales, notre règle d’or est toujours de prendre la valeur la plus basse d’une fourchette, ou sa moyenne.
Dans quelques cas, nous n’avons pas été capable de ré-estimer un secteur particulier. Plutôt que d’y assigner une valeur arbitraire et risquer de lui donner plus de poids qu’en réalité, nous en avons juste fait mention dans nos rapports pour qu’il ne soit pas oublié (c’est souvent le cas par exemple pour la pêche sportive dans les régions touristiques).
Dans votre question, vous avez fait le rapprochement “officiel = commercialisé”. Ceci est souvent vrai, mais pas entièrement. C’est vrai dans la mesure où il apparait qu’une très grande partie des données officielles proviennent du secteur industriel, donc commercial. Cependant, une part importante des captures dans certains pays est commercialisée, sans être pour autant industrielle. C’est par exemple le cas dans beaucoup de pays pauvres, où les pêcheurs vont revendre leurs captures sur les marchés locaux, ou sur les bords de routes.
Enfin, même si les débarquements du secteur industriel sont souvent inclus dans les données officielles, il manque la plupart du temps les données sur les rejets d’espèces mortes (asphyxiées, broyées, mangées par d’autres poissons). Par exemple dans le cas de la pêche à la crevette, plus de 50% du poids total remonté sur le pont est rejeté à la mer. Aussi, une pratique courante est appelée « high grading » ; c’est-à-dire que si un bateau rempli ses cales le premier jour de sa semaine en mer, mais qu’il a aussi de quoi les remplir le dernier jour, alors, les captures congelées le premier jour seront rejetées à la mer afin de débarquer le poisson frais, beaucoup plus cher.
Bonjour Anne,
La première mesure contre la surpêche doit être la réduction drastique des subventions publiques (prix spécial du gasoil, financement d’un nouveau bateau plus puissant, droits d’accès aux eaux d’un autre pays déjà payés).
Une grande partie de la pêche industrielle actuelle n’est viable économiquement que grâce à celles-ci. Bien que supportant un secteur industriel important, le résultat de ces subventions est sans appel, puisque la capacité de pêche de la flotte industrielle est bien au-delà de ce qu’elle serait sans subventions, ce qui a les répercussions environnementales évoquées plus haut.
D’autres mesures seraient également à prendre, comme par exemple interdire l’utilisation des DCP dérivants (voir plus bas) pour la pêche industrielle, ou tout du moins interdire la combinaison sonar/GPS sur ces DCP (voir plus bas également). Une grande partie de la pêche industrielle au thon se faisant dans les eaux internationales, il faudrait cependant également créer un cadre juridique contraignant et mettre en place des mesures de contrôle adéquat. Actuellement, ces eaux ne sont pratiquement pas régulées, ce qui rend impossible l’interdiction de telle ou telle pratique.
Ces mesures, et d’autres, ont peu de chance d’être discutées à Rio en juin prochain pendant le sommet RIO+20. Cependant, elles seront certainement à l’ordre du jour du « Global Forum on Oceans, Coasts and Islands » qui se tiendra juste avant, en soutien à la conférence principale organisée par les Nations Unies.
Cordialement
Bonjour,
Article fort intéressant dont les conclusions semblent cependant un peu optimistes au vu de la réalité décrite. J’aurais aimé avoir un peu plus de précisions sur les Dispositifs de Concentrations de Poissons (DCP) dont vous mentionnez l’impact croissant. En quoi consistent exactement ces dispositifs ? et depuis quand sont ils en place ?
Bien cordialement,
Richard
Bonjour Richard,
Merci pour votre intérêt. Un DCP est une structure flottante tri-dimensionnelle qui peut être dérivante ou ancrée sur le fond selon son usage. Cette structure a plusieurs composants, dont des bouées (pour la flottaison), mais aussi des bâches, des filins, … pour créer une structure complexe. Une fois mis à l’eau, ces différents composants vont être colonisés petits à petits par des algues et des invertébrés. L’ombre de la structure et cette source de nourriture vont ensuite attirer de plus en plus de poissons, de plus en plus gros, chaque échelon de la chaîne alimentaire étant attiré par l’échelon inférieur en quelque sorte. Au bout de quelque temps, un écosystème complet peut être observé autour du DCP, et c’est ce qui explique son intérêt pour la pêche.
Les DCP sont principalement utilisés dans la ceinture inter-tropicale, par des pêcheurs artisanaux (principalement DCP ancrés, relativement proches des côtes) mais aussi par la pêche industrielle thonière qui peut utiliser jusqu’à plusieurs dizaines de DCP (dérivants) par bateau. De plus en plus, ces DCP sont également équipés de sonars et de transpondeurs GPS : dès que la concentration en poissons est assez élevée, les bateaux sont contactés et viennent « collecter » le tout. C’est bien sûr ce type de pratique qui pose un problème de gestion des ressources puisque l’intégralité de ces poches artificielles de poissons est collectée, ce qui a donc pour effet de « vider » les stocks d’autant plus vite.
Les DCP côtiers et ancrés utilisés par les pêcheurs artisanaux ont commencé à être développés et utilisés à la fin des années 1970 dans les îles du Pacifique, et cette pratique s’est étendue petit à petit vers l’ouest. Les bateaux thoniers ont quant à eux commencé à utiliser les DCP dérivants industriels un peu plus tard, au cours des années 1980. Dans certains cas, ces DCP étaient extrêmement rudimentaires, puisqu’il s’agissait en fait de containers ou de rondins de bois jetés à la mer.
Cordialement,
Frédéric
Article fort intéressant en effet.
Pour une version plus complète et plus incisive, rédigée par l’un des deux auteurs: http://www.tnr.com/article/environment-energy/aquacalypse-now
Bravo pour cet exposé remarquable
Article très intéressant et qui éclaire bien la situation réelle de la pêche industrielle. En espérant que cette mise au point interpelle les concernés…
Merci aux auteurs pour leurs réponses détaillées. Voici deux autres questions sur l’économie de la pêche :
– Pour réduire la consommation et la dégradation des ressources naturelles renouvelables ou non sans pénaliser les plus pauvres, divers économistes dont Claude Henry et Jacques Weber en France proposent depuis quelques années de remplacer les taxes salariales par des taxes de même valeur – dites écotaxes – sur le « capital naturel » (par exemple sur les poissons, le bois, le pétrole…), à pression fiscale constante, sur le modèle de la Suède. Que pensez-vous de cette proposition appliquée à la pêche ?
– D’autres économistes, ou les mêmes, proposent pour limiter « l’effort de pêche » national ou mondial d’instaurer des quotas de pêche transférables entre individus. Mais un risque encouru avec ce système est la concentration de ces quotas entre les mains d’un petit nombre de riches armateurs (de bateaux de pêche industrielle). Ce processus de concentration des quotas vous semble-t-il incontournable, ou peut-on imaginer un levier juridique (ou autre) efficace pour l’éviter ?
Bien cordialement,
Anne
La première question est très difficile, et il serait intéressant que cela amène aussi d’autres spécialistes à apporter leur contribution.
Voici cependant quelques éléments de réflexion.
Pour résumer et simplifier, cette proposition consiste-t-elle à transformer la différence « salaire brut – salaire net » en écotaxe appliquée à un bien de consommation ? Si l’idée paraît intéressante et aurait pour principal effet de diminuer (potentiellement) la volonté du consommateur à payer pour du poisson, il nous semble difficile de mettre cette mesure en place, tout du moins de manière équitable. Par exemple, que fait-on des végétariens ? Ne consommer aucune protéine animale devrait-il signifier « salaire brut = salaire net » ?
Concernant la deuxième question, il y a en effet un certain nombre de critiques à l’encontre de ces « quotas individuels transférables », et nous y adhérons.
Un des risques importants est en effet que cela conduit inexorablement à la concentration des droits de pêche entre les mains des plus riches, alors que les pêcheurs les plus faibles financièrement finissent par disparaître.
Ensuite, ces quotas individuels n’ont pas forcément à être transférables. Certains économistes soutiennent qu’une possession doit être transférable pour être pleinement appréciée, or ce n’est pas le cas. Par exemple, être en bonne santé est une chose à laquelle tout le monde tient et veut posséder ; cependant, même si cette bonne santé n’est pas transférable, les détenteurs l’apprécient pleinement.
Donc, si un pêcheur ne veut pas utiliser son quota, il devrait pouvoir le rendre à l’Etat, qui déciderait alors de le redistribuer ou non.
Un problème majeur que nous voyons dans ce système est également que ces quotas vont très souvent de pair avec un bail, souvent très long, voir infini. Ceci est une absurdité et ne devrait pas exister. Ces quotas, s’ils devaient être transférables, devraient être renégociés par exemple tous les cinq ans, pour permettre à de nouveaux entrants d’avoir leur chance, et ainsi limiter la concentration entre les mains de quelques armateurs à vie.
Enfin, un quota génère automatiquement des rejets de poissons (morts) à la mer, ce qui n’est pas une solution d’un point de vue environnemental. En effet, si un pêcheur a le droit de pêcher 100 tonnes de morue (que ce droit soit transférable ou non), il va garder les plus belles morues, mais aussi les plus fraiches, et donc rejeter celles qu’il a déjà congelées ou qui sont moins grosses. Or la plupart des poissons ramenés sur le pont d’un bateau de pêche industriel sont soit morts, soit mourants. Ce type de règlementation a donc un effet contre-intuitif, qui ne permet pas du tout de limiter le nombre de poissons pêchés.
Pour les anglophones, l’article de Rashid Sumaila, directeur du Fisheries Centre à Vancouver, « A Cautionary Note on Individual Transferable Quotas » publié dans le numéro 15.3 d’Ecology and Society résume très bien les problèmes liés à ce type de quotas.
Bien cordialement,
Daniel et Frédéric
Bonjour et merci pour vos réponses,
Votre réponse à la question sur les quotas de pêche surtout est très intéressante, merci!
Pour la 1e question, ce n’est pas vraiment ça.. L’idée est de remplacer les charges salariales par des (éco)taxes sur toutes les ressources naturelles, renouvelables ou non, à pression fiscale constante. Ce système de basculement des taxes ne modifie a priori pas le montant total des revenus des employeurs (mais déplace leurs taxes depuis les salaires vers les ressources prélevées ou utilisées), et peu le prix du poisson (donc si ce prix est trop faible du fait de subventions à la pêche, il le reste..), mais devrait en revanche bénéficier aux salariés aux revenus les plus faibles, puisque ceux-ci consomment peu de pétrole et autres ressources naturelles.
Au plan écologique (et économique), l’intérêt de ce système est d’une part d’inciter les « producteurs », c-à-d. employeurs et pêcheurs (dans le cas de la pêche), à réduire leur consommation de fuel et d’autres ressources naturelles, puisque celles-ci sont taxées – et notamment à réduire leurs rejets de poissons… s’il existe par ailleurs un contrôle des débarquements et rejets; d’autre part et surtout d’orienter les consommateurs vers des biens et services économes en énergie et autre « capital naturel », moins chers puisque moins taxés.
Au plan économique et social en outre, ce système devrait inciter les employeurs à faire des économies d’énergie et investir leurs bénéfices dans le travail (non taxé), et donc dans l’embauche… Voici un texte journalistique sur cette question que j’ai explorée un peu en 2008 : http://anne.teyssedre.free.fr/blog/wp-content/at-ecotaxes-20-05-08.pdf
Mais la question est complexe, en particulier appliquée à la pêche, et dépasse clairement mes connaissances en économie écologique et en sciences politiques. Il serait bien qu’un spécialiste du sujet intervienne sur cette plateforme pour expliciter les tenants et aboutissants de cette proposition, appliquée à la pêche, ainsi que les raisons du piétinement de cette proposition fiscale verte soutenue en France depuis plusieurs années par plusieurs économistes de renom…
Bonjour Daniel et Frédéric,
Dans leur déclaration commune à l’issue du Sommet de Rio (+20) sur le Développement durable, les Etats ont réaffirmé leur détermination à éliminer les subventions contribuant notamment à la surcapacité de pêche, et se sont engagés à « établir des disciplines multilatérales régissant les subventions au secteur de la pêche » (cf. point 177 de la déclaration). Par ailleurs, face à l’opposition des USA et d’autres pays (Canada, Russie, Japon, Venezuela), ils ont remis à 2015 le projet d’un accord international sur la protection de la haute mer, destiné notamment à freiner la surpêche dans les eaux internationales aujourd’hui non réglementées. Pensez-vous que la cause des écosystèmes marins et la question de la durabilité de la pêche ont progressé – ou vont progresser – avec cette rencontre et cette déclaration internationales ?
Bien cordialement,
Anne
Les États présents à Rio+20 ont certes confirmé leur détermination à éliminer les “mauvaises” subventions, mais cela ne reste pour le moment qu’une “volonté“ ; il n’y a rien de juridiquement contraignant là-dedans, ce qui signifie certainement que peu sera achevé dans ce domaine d’ici la prochaine réunion d’urgence.
Le blocage par certains pays de la création d’un cadre juridique régissant la pêche en haute mer était malheureusement attendu, bien que ce cadre est considéré comme étant de plus en plus vital. En effet, de nombreuses espèces migratrices (comme les thons) sillonnent ces mers, mais rien ne les y protège de la surexploitation (les ‘pays bloquants’ – sauf le Venezuela – pêchent intensivement dans ces zones). Nous espérons bien sûr que ce sommet en 2015 débouchera sur la création d’un outil juridique contraignant.