Les travaux de ma thèse avaient pour objectif d’expliquer les patterns de diversité de parasites d’oiseaux dans l’archipel des Mascareignes (îles de la Réunion et Maurice). J’ai étudié les parasites hémosporidies, un groupe extrêmement diversifié de parasites unicellulaires, comprenant des espèces infectant les oiseaux, les reptiles, ou certains mammifères, dont l’Homme. Les espèces qui infectent l’Homme sont particulièrement bien connues, ce sont les parasites de la malaria (paludisme). Tous ces parasites sont transmis aux hôtes vertébrés par l’intervention d’un vecteur, un insecte de l’ordre des diptères (des mouches ou des moustiques). On sait que ce groupe de parasites est très ancien: l’un des deux fossiles retrouvés dans des insectes conservés dans l’ambre a été daté à une centaine de millions d’années. La diversification de ces parasites est ainsi concomitante avec celle des oiseaux, qui constituent très probablement les hôtes originels des hémosporidies (ou alors ce sont d’autres lignées de dinosaures désormais éteintes). L’âge très ancien de ce groupe de parasites implique qu’ils ont eu la possibilité de coloniser les îles volcaniques telles que l’archipel des Mascareignes en des temps anciens, il y a plusieurs millions d’années. Si ces parasites sont effectivement présents dans les îles depuis si longtemps, il est tout à fait possible qu’ils aient évolué sur place, et notamment qu’ils aient eu le temps de former plusieurs espèces au sein de l’archipel: c’est ce que l’on appelle la diversification in-situ.
On distingue deux processus qui permettent d’augmenter la diversité des organismes insulaires: l’immigration (si plus d’espèces colonisent une île, il y aura plus d’espèces sur l’île) et la diversification in-situ (si chaque colonisation donne plus d’espèces par spéciation, il y aura plus d’espèces sur l’île). La contribution relative de ces deux processus à la diversité des organismes insulaires est très débattue en biogéographie insulaire, et dépend probablement de nombreux facteurs.
Durant ma thèse, je me suis intéressé aux hémosporidies infectant les oiseaux. Ces parasites occupent le sang des oiseaux à un stade de leur cycle de vie et un simple échantillon sanguin permet alors d’identifier les parasites par barcoding (en utilisant l’ADN du parasite pour déterminer à quelle lignée il appartient). En se basant sur un échantillon d’une quinzaine d’espèces d’oiseaux, j’ai d’abord fait un état des lieux de la diversité des hémosporidies de l’archipel: Combien de lignées y sont présentes? Cette simple question obtenait déjà une réponse étonnante, avec un nombre important (36) de lignées d’hémosporidies présentes dans l’archipel, contrastant avec l’idée établie que les communautés de parasites insulaires sont peu diverses par rapport au continent. Le deuxième constat étonnant concernait l’identité de ces parasites. Dans les Mascareignes, on retrouve deux genres d’hémosporidies: Leucocytozoon et Plasmodium. Leucocytozoon était bien plus divers que Plasmodium (26 lignées contre dix, respectivement). Ce résultat me semblait illogique parce qu’il est connu que Plasmodium est bien plus mobile que Leucocytozoon: certaines lignées de Plasmodium sont présentes à presque toutes les longitudes. Ceci devrait favoriser la diversité de Plasmodium dans les îles, via une immigration plus importante. Ce phénomène devrait de plus être renforcé par un plus fort généralisme de Plasmodium (i.e. chaque lignée a tendance a infecter de plus nombreuses espèces d’oiseaux) qui fait qu’à l’arrivée sur une île, une lignée de Plasmodium devrait avoir plus de chance de trouver une espèce d’oiseau compatible chez qui se maintenir. Alors pourquoi Leucocytozoon est-il a ce point plus divers que Plasmodium dans les Mascareignes?
Pour répondre à cette question, la première étape a été de déterminer si cette différence de diversité était due à des différences au niveau de l’immigration ou de la diversification in-situ. Nous nous sommes aperçus que Leucocytozoon avait immigré un peu plus que Plasmodium, mais surtout, Leucocytozoon s’est bien plus diversifié une fois arrivé dans l’archipel. La deuxième question était ensuite de distinguer entre deux effets qui peuvent favoriser une plus grande diversification: le temps depuis la colonisation, et le taux (la vitesse) de diversification (i.e. le nombre de lignées qui apparaissent par unité de temps). Pour un taux de diversification égal, une colonisation plus ancienne permettra la formation de davantage de nouvelles lignées par diversification. Et pour un âge de colonisation identique, un parasite qui se diversifie plus rapidement donnera naissance à plus de lignées dans l’archipel. Les résultats obtenus ont montré que les taux de diversification des deux genres étaient similaires, alors que Leucocytozoon a colonisé l’archipel en moyenne bien plus tôt que Plasmodium (environ 2.5 fois plus tôt). La principale explication de la forte diversité de Leucocytozoon par rapport à Plasmodium est ainsi leur arrivée précoce dans l’archipel. Or, les facteurs qui déterminent le moment où s’effectuent les colonizations sont probablement extrêmement nombreux, et « idiosyncratiques ». Ceci signifie que si l’histoire était rejouée de nouveau, l’issue en serait très probablement différente. De ce fait, la diversité des communautés d’hémosporidies dans les îles, étant déterminée par l’âge des colonisations, est potentiellement parfaitement imprévisible.
L’étape suivante sera de comparer la situation des Mascareignes avec d’autres archipels. Bien que peu nombreuses, les données sur d’autres archipels comme les Canaries semblent suggérer le même pattern d’une diversité plus forte chez Leucoytozoon. Est-ce que la forte diversité de Leucocytozoon dans d’autres archipels est également la conséquence de colonizations anciennes? Si tel est le cas, y aurait-il donc des processus universels qui favorisent ces colonisations anciennes des archipels par Leucocytozoon? Ces constats peuvent-ils s’étendre à d’autres types de parasites? Il reste aussi à expliquer pourquoi Plasmodium n’immigre pas plus souvent dans les îles, alors que ces organismes semblent si mobiles sur les continents.
Cette étude a été rendue possible par un énorme travail sur le terrain, permettant la collecte de nombreux échantillons sanguins. Un travail de biologie moléculaire a ensuite dû être réalisé, avec un millier d’oiseaux testés pour la présence d’hémosporidies. Ensuite je me suis appuyé sur des analyses phylogénétiques pour quantifier l’immigration et la diversification in-situ des parasites. La phylogénie a été datée en temps relatif afin de permettre la comparaison des âges de colonisation et des taux de diversification. Enfin, l’étude a nécessité le développement d’outils analytiques notamment pour prendre en compte l’erreur associée à l’estimation de la phylogénie dans l’estimation des paramètres d’intérêt. Ces étapes ont nécessité l’intervention et la collaboration de nombreuses personnes, notamment pour le travail de terrain. La rédaction de l’article ainsi que la prise en compte des remarques des reviewers a été un long processus, avec environ deux ans entre la rédaction des premières lignes et l’acceptation pour publication. Le travail et l’expérience des co-auteurs ont été primordiaux. Je remercie Christophe Thébaud qui a joué un rôle extrêmement important dans toutes ces étapes, comme guide dans l’orientation de mes recherches, dans sa coordination des campagnes de terrain, dans son investissement dans la rédaction de l’article, entre autres.
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