La Société Française d’Ecologie et d’Evolution (SFE2) vous propose ce Regard (R111) d’Alain Karsenty, chercheur en économie au CIRAD, sur la question de l’ingérence internationale en matière d’environnement et sur son évolution récente, illustrée par le cas des forêts.

Ce Regard est une version actualisée et légèrement modifiée d’un article d’Alain Karsenty paru en mars 2022 dans un dossier de la Revue des Deux Mondes  sur le droit d’ingérence. Merci à la Revue des Deux Mondes pour sa collaboration à ces Regards !

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Métamorphoses de
l’ingérence environnementale

Le cas des forêts

Alain Karsenty, économiste, chercheur au CIRAD

Regard R111, édité par Anne Teyssèdre

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Mots-clés : politiques environnementales, relations internationales, ingérence environnementale, gestion des forêts, commerce du bois, souveraineté nationale, conditionnalités, déforestation importée, souveraineté commerciale, REDD+, certification.

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Une plainte pour crimes contre l’humanité…

Une ONG autrichienne a déposé en octobre 2021 une plainte auprès de la Cour pénale internationale (CPI) de La Haye visant le président brésilien, Jair Bolsonaro pour « crimes contre l’humanité »[1]. Il lui est reproché son rôle dans la déforestation de l’Amazonie et les impacts qu’elle aura sur la vie et la santé humaine à travers le monde. L’ONG souligne que Bolsonaro a systématiquement cherché à affaiblir ou supprimer des lois ainsi que des organismes de protection de l’environnement et des populations autochtones. Les experts ayant travaillé sur cette plainte estiment que les émissions attribuables à la déforestation sous l’actuelle administration brésilienne causeront plus de 180 000 décès supplémentaires dans le monde d’ici la fin du siècle.

Cette tentative de traduction en droit international de la notion d’ingérence environnementale a sans doute peu de chance d’être instruite ou d’aboutir, compte tenu des nombreuses causes et moteurs de la déforestation, et de l’extrême difficulté d’imputer à la déforestation au Brésil un nombre de décès à venir. Néanmoins, la volonté de formations politiques écologistes d’inscrire le crime d’écocide dans le statut de la CPI* va clairement dans cette direction.

[1] https://www.lemonde.fr/international/article/2021/10/12/une-ong-porte-plainte-pour-crime-contre-l-humanite-contre-bolsonaro_6098011_3210.html

Qu’est-ce que l’ingérence environnementale ?

L’ingérence environnementale renvoie à une intervention, par des acteurs internationaux privés ou publics, sur un territoire qui relève de la souveraineté d’un État tiers. Ce concept prend de l’importance au fur et à mesure que les travaux scientifiques mettent au jour les interactions planétaires et la dimension systémique globale des crises écologiques. Le principe de souveraineté des États sur les ressources naturelles et la biodiversité, réaffirmé par les différentes conventions sur l’environnement dont la CDB (Convention sur la Diversité Biologique) depuis la Conférence de Rio de 1992, entre ainsi en tension avec un principe de responsabilité. L’État souverain a des obligations vis-à-vis des autres et doit respecter les règles internationales auxquelles il a consenti.

L’ingérence environnementale est l’objet de différentes critiques. La plus courante joue sur le ressort du nationalisme et la dénonciation d’un « éco-colonialisme vert ». L’accent est mis sur le respect du principe de souveraineté nationale, mais des critiques « progressistes » insisteront sur le droit au développement de nations victimes plutôt que responsable des crises écologiques, de la prise de pouvoir des experts sur les politiques et du mépris pour les savoirs locaux vis-à-vis de la nature (sans relever que c’est souvent au nom du droit au développement que les savoirs locaux sont malmenés).

Si les plaintes à la CPI* contre un gouvernement anti-écologique constituent un premier type de tentative, assumée, d’ingérence environnementale, certains incluent dans cette catégorie les résolutions internationales de l’UICN appelant à porter à 30% les superficies terrestres et maritimes en aires protégées – même si les délégués de nombreux pays en développement ont soutenu cette résolution qui a récemment été adoptée au niveau mondial par l’ensemble des pays signataires de la COP 15 (15e Conférence des Parties de la CDB*, Kunmnig-Montréal, décembre 2022 ; voir le Regard R106).

Toutefois, le cadre multilatéral, régi le plus souvent par des règles d’unanimité, n’est guère propice à l’ingérence environnementale. C’est dans le cadre des relations bilatérales, qu’elles soient d’État à État, ou entre une banque de développement, une coalition de bailleurs de fonds et un État, que se nouent des relations renvoyant à l’ingérence. Les années de 1980 à 2000 ont été marquées par un usage immodéré de « conditionnalités » de toutes sortes par les institutions financières internationales ou par les États créanciers des pays en développement. Les conditionnalités pour l’allégement de la dette ou pour l’obtention de prêts à taux bonifiés visaient surtout la gouvernance et la réforme des structures économiques (privatisation, libéralisation…) mais, dès les années 1990, elles ont aussi concerné l’environnement.

En 1998, les USA ont adopté un Tropical Forest Conservation Act qui permet des « échanges dette-nature » (« swap ») avec des pays débiteurs. En échange d’un allègement de la dette, ces derniers s’engagent à financer des actions de conservation sur leur territoire. La France se dotera d’un dispositif similaire, même si le financement du développement l’emporte sur celui de l’environnement, avec les « Contrats de Désendettement et de Développement » (C2D*) dont certains (comme au Gabon) sont orientés vers le financement des aires protégées[2].

[2] https://www.geo.fr/environnement/gabon-la-dette-convertie-pour-proteger-la-foret-24797

Déforestation pour exploitation agricole des terres, en Indonésie (Kalimantan).
Cliché A. Karsenty.

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L’ingérence par les conditionnalités

La Banque Mondiale va utiliser les conditionnalités attachées à ses prêts pour demander des réformes dans la gouvernance de l’environnement. Au Cameroun, par exemple, elle obtient des réformes des modes d’attribution des permis forestiers et d’autres changements dans les règles de gestion des forêts. On parle alors des « diktats » de la Banque Mondiale et du FMI*.

Cette modalité de l’ingérence environnementale par les conditionnalités va cependant trouver ses limites vers la fin des années 2000. D’abord, de nombreux pays en développement vont bénéficier de programmes de désendettement, ce qui prive les débiteurs d’un premier levier. Ensuite, la Chine va proposer aux pays du Sud des prêts et investissements directs, sans conditionnalités environnementales mais parfois en échange d’accès à des ressources naturelles. Enfin, l’efficacité des conditionnalités sur les processus de changement a été mise en doute. Sans véritable appropriation nationale, la mise en œuvre des réformes environnementales « imposées » reste bien souvent lettre morte, même si les critiques des « diktats » ignorent généralement que les acteurs réformateurs nationaux ont besoin d’une couverture internationale pour faire progresser, dans leurs pays, un agenda qui heurte de nombreux intérêts acquis[3].

[3] Karsenty A., L’impact des réformes dans le secteur forestier en Afrique centrale. In : Exploitation et gestion durable des forêts en Afrique Centrale, Éds : R. Nasi, J.-C.-Nguinguiri, D. Ezzine de Blas, L’Harmattan, Paris, 2006

Le basculement vers les « paiements aux résultats »

Dans le même temps, l’aide publique traditionnelle centrée sur la dotation d’équipement et de moyens financiers aux administrations va être critiquée pour son manque d’efficacité. Une approche dite de « paiements basés sur les résultats » va émerger, notamment dans les programmes de santé publique. Le principe est de négocier avec les autorités nationales des objectifs quantifiés (par exemple le nombre d’enfants vaccinés), de préfinancer un minimum d’investissements pour mener les activités nécessaires, puis de conditionner l’essentiel du paiement à l’atteinte des objectifs convenus. L’idée va séduire les bailleurs de fonds à la recherche d’approches plus efficaces et désireux d’échapper aux critiques relatives aux « diktats » et à l’ingérence.

C’est ce principe qui va être retenu pour l’instrument phare de lutte contre la déforestation, élaboré dans les instances onusiennes à partir de 2005, REDD+ (pour Réduction des Émissions liées à la Déforestation et à la Dégradation des forêts, voir par exemple le Regard R12 de l’auteur, 2011). Le mécanisme vise à rémunérer les pays en développement qui voient leurs émissions de CO2 baisser du fait d’activités qui réduisent la déforestation ou qui accroissent les stocks de carbone par des plantations d’arbres. Des niveaux de référence des émissions (à partir desquels on mesure les réductions) sont proposés par les pays et validés par des instances onusiennes. Les paiements, soit en argent, soit en droit d’émettre des « crédits carbone » commercialisables, sont conditionnés aux réductions d’émissions (ou absorptions) constatées ex-post. La Norvège, notamment, va multiplier les accords REDD+ avec de nombreux pays forestiers tropicaux et engager des milliards de dollars au titre de « paiements aux résultats ».

Cette approche, dite « hands off », est volontaire et contractuelle. Elle est fondée sur l’incitation et permet de respecter la souveraineté des États, lesquels sont libres des politiques et mesures qu’ils adopteront pour atteindre leurs objectifs, même si un certain nombre de sauvegardes sociales et relatives à la biodiversité doivent être respectées. Il devient alors plus difficile de parler d’ingérence, même si des voix s’élèvent pour dénoncer REDD+* comme privant les populations locales de l’accès aux ressources boisées, notamment sur les aires protégées, et constituant ainsi une forme indirecte d’ingérence.

L’ingérence perçue à travers les normes volontaires : la certification de bonne gestion forestière

En foresterie comme dans d’autres secteurs, les normes privées attestant de la qualité de produits ou de modes de gestion ont pris une importance majeure. Le label Forest Stewardship Council (FSC), développé en 1993 par l’ONG environnementale du même nom, propose aux propriétaires et aux concessionnaires une certification de gestion responsable des forêts. Perçu comme un empiètement sur les prérogatives des administrations forestières nationales, le FSC sera, de prime abord, dénoncé par des gouvernements africains comme ingérence d’une ONG internationale. Mais, bien vite, les surfaces certifiées FSC seront mises en avant par ces mêmes gouvernements pour démontrer à la « communauté internationale », face aux critiques des ONG, leurs efforts de gestion des forêts. Le changement de pied se confirme en 2018, quand le Président du Gabon annonce que la certification FSC deviendra obligatoire (en 2025) pour toutes les concessions forestières. L’instrument volontaire, d’initialement suspect devient norme publique[4].

[4] https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/karsenty_forets_du_monde_2021_.pdf

De l’ingérence à la pression commerciale comme vecteur de l’influence environnementale

Plus personne ne songe réellement à imposer une gestion « déterritorialisée » de l’Amazonie sous la responsabilité de la communauté internationale, comme cela était encore évoqué dans les années 1990. Si certains acteurs, à travers les plaintes à la CPI* et la promotion du concept d’écocide, assument le principe d’ingérence environnementale, les modalités de l’influence se déplacent dorénavant vers le champ des échanges commerciaux. Il s’agit de mettre en avant des logiques de « clubs », c’est-à-dire de réserver des privilèges commerciaux aux pays qui partagent certaines règles, négociées ou non. L’exemple le plus typique est celui de « l’ajustement aux frontières » sur lequel travaille l’Union Européenne pour renchérir le coût des importations des produits issus de pays n’ayant pas de tarification du carbone comparable à celle de l’UE.

Pour les enjeux de la déforestation, deux instruments peuvent être mentionnés. Depuis 2013, la Commission Européenne (CE) a adopté un Règlement Bois (RBUE) qui pénalise les importateurs de bois illégal (au regard du droit du pays producteur)[5]. Le règlement s’est accompagné d’Accords de Partenariat Volontaires (APV) proposés aux pays afin de les aider à mettre en place des systèmes nationaux de vérification et de traçabilité, afin de pouvoir facilement exporter leurs bois vers l’Europe. Le principe du club est, ici, explicite.

En mai 2023, la CE a adopté un règlement sur la déforestation qui entrera en vigueur fin 2024, et qui vise essentiellement à éliminer la « déforestation importée », même s’il s’applique également aux productions européennes. Il prohibe notamment l’importation de produits agricoles et forestiers issus de la déforestation ou la dégradation des habitats forestiers. Au regard des enjeux d’ingérence, ce règlement va plus loin que le RBUE* dans la mesure où il se base sur une définition relativement large de la forêt (celle de la FAO, l’agence des Nations-Unies pour l’agriculture et l’alimentation), qui commence à partir de 10% de couvert boisé (cf. https://www.greenfacts.org/fr/glossaire/def/foret.htm). Cependant, divers pays n’ayant pas retenu ce seuil de 10% mais adopté un seuil plus élevé (30%, voire 50% de couvert arboré) dans leurs propres législations, certains espaces seront vus comme des savanes boisées par les pays producteurs mais comme des forêts par l’UE.

Des productions légales dans certains pays producteurs pourront ainsi être jugées inacceptables aux frontières de l’UE. Il en va de même pour d’autres dispositions essentielles (dates de prescription de la déforestation, définition de la dégradation…) qui auront des impacts importants sur le commerce de denrées agricoles (soja, cacao, huile de palme …) avec de grands pays tout à la fois agricoles et forestiers (Brésil, Côte d’Ivoire, Indonésie…).

Si ce futur règlement sur la déforestation importée risque de provoquer des conflits et des représailles commerciales (l’Indonésie, la Malaisie et le Brésil ont déjà annoncé des actions devant différentes juridictions internationales), on se trouve ici moins en présence d’une problématique d’ingérence que dans une affirmation de souveraineté d’une puissance importatrice sur ce qu’elle entend autoriser ou non sur son marché.

[5] https://agriculture.gouv.fr/le-reglement-sur-le-bois-de-lunion-europeenne

Influence externe et souveraineté commerciale

Tout se passe comme si, dans les relations internationales, on était progressivement passé de l’ingérence environnementale directe à travers des conditionnalités (somme toute peu efficace) à des logiques de « clubs » s’appuyant sur la souveraineté commerciale de puissances importatrices. Un paradoxe est que cette approche visant, malgré tout, à influencer les politiques environnementales de pays tiers, suppose des nations importatrices continuant à importer des produits, comme le soja ou l’huile de palme, qu’une partie croissante de leurs opinions rejette ou voudrait voir substitués par des productions locales.


Glossaire des sigles

APV : Accord de partenariat volontaire

C2D : Contrat de désendettement et de développement

CDB (ou CBD, en anglais) : Convention sur la Diversité Biologique

CE : Commission Européenne

CPI : Cour Pénale Internationale

FAO : Food and Agriculture Organisation, Organisation des Nations-Unies pour l’alimentation et l’agriculture

FSC : Forest Stewardship Council (ONGE internationale de protection des forêts)

RBUE : Règlement Bois de l’Union Européenne (réglementation sur le commerce international du bois)

REDD+ : Réduction des émissions liées à la déforestation et à la dégradation des forêts (instrument international, ONU)


 

Pour en savoir plus

Raharinirina V., J.-M. Douguet & J. Martinez-Alier J., 2018. Néocolonialisme vert, conflits de redistribution écologique et crises malgaches. In : Madagascar, d’une crise à l’autre : Ruptures et continuité (Karthala IRD), Karthala.

Rossi G., 2012. L’ingérence écologique : Environnement et développement rural du Nord au Sud. CNRS.

Sabelli F., 2016. Écologie contre nature : Développement et politiques d’ingérence. Graduate Institute Publications.

Regards connexes :

Karsenty A., 2011. La forêt tropicale, le mécanisme REDD et les paiements pour services environnementaux. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard R12 de février 2011.

Soubelet H., D. Couvet et R. Goffaux, 2023. Regard de la FRB sur la COP 15 et le nouveau Cadre mondial pour la Biodiversité. Regards et débats sur la biodiversité, SFE2, Regard R106 de janvier 2023.

Regards sur Gestion et gouvernance : https://sfecologie.org/tag/gestion-et-gouvernance/

Regards sur le Droit de l’Environnement : https://sfecologie.org/tag/droit/

Regards en économie de l’environnement : https://sfecologie.org/tag/economie/

Regard sur les services écosystémiques : https://sfecologie.org/tag/services-ecosystemiques/

Regards sur les mécanismes : https://sfecologie.org/tag/mecanismes/

Regards sur les habitats : https://sfecologie.org/tag/habitats/

Regards sur les forêts : https://sfecologie.org/tag/foret/

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Regard R111, édité par Anne Teyssèdre.

NB: Ce Regard est une version actualisée et légèrement modifiée d’un article d’Alain Karsenty paru en mars 2022 dans un dossier de la Revue des Deux Mondes  sur le droit d’ingérence.

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