En ces premiers jours de printemps, la Société Française d’Ecologie (SFE) vous propose les regards et avis contrastés de deux chercheurs -Jacques Tassin et Pierre Donadieu- et d’un organisme scientifique -la section « Forêts et filière bois » de l’Académie de l’Agriculture de France-, sur le livre controversé de Peter Wohlleben « La Vie secrète des arbres » .
MERCI DE PARTICIPER à ces regards et débats sur la biodiversité en postant vos commentaires et questions sur les forums de discussion qui suivent les articles; les auteurs vous répondront.
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Trois regards sur le livre de Peter Wohlleben,
« La Vie secrète des arbres »
(Arènes, 2017)
Triple regard édité par Anne Teyssèdre
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- Introduction
- Comment le laurier est redevenu Daphné, regard de Jacques Tassin, chercheur au CIRAD
- Regard de Pierre Donadieu, Professeur émérite en sciences du paysage à l’ENSP
- Note de lecture de l’Académie de l’Agriculture de France (section 2)
- Forum de discussion sur ces trois regards
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Introduction
Paru en Allemagne en 2015, le livre « La Vie secrète des arbres » (Das geheime Leben der Bäume) de Peter Wohlleben est aujourd’hui un best-seller international. Traduit en une trentaine de langues dont en français (Ed. Les Arènes, 2017), vendu à des centaines de milliers d’exemplaires dans plusieurs pays, son grand succès auprès du public et d’une partie des médias semble lié à l’approche empathique et anthropomorphique de l’auteur, forestier de son état, qui prête aux arbres pensées, émotions, intelligence et intentions pour décrire leurs caractéristiques biologiques, cycle de vie et interactions écologiques, voire le fonctionnement des écosystèmes forestiers. Empathie et anthropomorphisme manifestes dans la première phrase du sous-titre : « Ce qu’ils ressentent » (suivie d’une interrogation plus scientifique: « comment ils communiquent »), plus encore que dans le titre. D’où les réactions négatives et protestations de nombreux scientifiques… mais pas de tous. Vous pourrez lire ci-dessous les regards/avis contrastés de Jacques Tassin, chercheur au CIRAD en écologie forestière, Pierre Donadieu, Professeur émérite en sciences du paysage à l’ENSP et membre de l’Académie de l’Agriculture de France (AAF), et celui de la section 2 « Forêts et filière bois » de cette même Académie.
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Comment le laurier est redevenu Daphné,
ou la place du sensible
dans la vulgarisation sur le vivant
par Jacques Tassin
Chercheur au CIRAD, UPR Forêts et Sociétés
Mots-clés : Arbres, botanique, vulgarisation, grand public, relations homme-nature, reconnexion
Les succès inédits du livre La Vie secrète des plantes (Wohlleben, 2017) et du film L’Intelligence des arbres (Dordel & Tölke, 2017) ont surpris la communauté scientifique. La communication auprès du grand public restait, jusqu’à il y a peu, l’affaire d’éminences reconnues, passées sous les fourches caudines de l’exigence scientifique, et produisant conséquemment un discours résolument scientifique. Le temple de la botanique reconnaissait encore ses propres gardiens. Certes, les murs s’étaient ébranlés avec l’émergence d’une obscure Société de neurobiologie végétale, poussée par quelques universitaires florentins, mais l’édifice tenait.
Aujourd’hui, le grand public ne veut plus croire ce que les forestiers et les botanistes leur disent sur les plantes, et tout particulièrement sur les arbres. Ou pour le dire autrement, il ne s’y intéresse plus. Appliqué, patient, soucieux d’apprendre, longtemps respectueux à l’égard de ceux qui « savent », il s’est révélé déçu, frustré, et s’est reconnu comme tel. Bien davantage que d’apprendre à nommer des espèces ligneuses, d’en comprendre les mécanismes biologiques, de disposer de données chiffrées sur la déforestation ou l’extinction des espèces, il aspirait et aspire encore, du plus profond de lui-même, à renouer un lien sensible avec le vivant. Il attend des biologistes et des écologues qu’ils acceptent de descendre dans l’arène, qu’ils lui parlent de la vie sensible, de cette merveilleuse aptitude du vivant à être présent à lui-même et à son milieu, voire à se sentir senti et sentant, et à se placer dans une continuité éprouvée avec le monde. Une aptitude qu’il est vrai, dans le sillage d’un conformisme cartésien, la science veut encore parfois considérer comme un obstacle à l’éclatement des vérités (Henry, 1987).
Une erreur de diagnostic
Ce public s’est donc naturellement tourné vers d’autres intervenants, hélas parfois moins passeurs que faiseurs et davantage doués pour les tours de passe-passe, où se côtoient des personnalités originales et des chercheurs confirmés sur-interprétant des connaissances avérées pour valider leurs propres croyances. D’aucuns, au sein de la communauté scientifique, s’en sont légitimement heurtés, multipliant les formes de protestation, sous forme de notifications collectives ou d’articles d’opinion publiés dans des revues ou des blogs (Académie d’Agriculture de France, 2017). En se trompant de diagnostic, en se focalisant sur le caractère trompeur du message délivré plutôt que sur les conditions extraordinairement favorables de sa réceptivité, ils ont cependant eu pour effet d’accroître plus encore la défiance du grand public face à une élite du savoir qui, une nouvelle fois, montre qu’elle ne sait pas reconnaître ses attentes. Car les succès ci-dessus évoqués doivent certainement moins au talent de vulgarisateurs formidablement enclins à l’anthropomorphisme qu’à une attente insatisfaite du public.
Comment, en effet, en est-on arrivé là ? Comment des discours résolument anthropomorphiques ont-ils pu être aussi bien accueillis du grand public, mais aussi des médias qui ont prêté leur porte-voix à un Peter Wohlleben, garde forestier plus conteur que vulgarisateur, accueilli à bras ouverts sur les plateaux de télévision et les studios radiophoniques sans même lui opposer de contradicteur ? Comment les arbres se sont-ils aujourd’hui transformés en êtres humains vivant dans le meilleur des mondes, prenant désormais grand soin de leurs congénères, voire de leurs « bébés » ? Comment, en d’autres termes, le laurier a-t-il pu redevenir Daphné, se jetant dans les bras d’Apollon ?
Dans notre monde désenchanté, désincarné, exigeant, le public réclame du sensible. Il observe, atterré, la litanie des chiffres qui témoignent de la mise à mal du vivant, avec lequel il souhaite retrouver prise, sans trop savoir comment. Alors, quand on lui dit que les arbres s’aiment, il est porté à y croire.
Ayant animé plusieurs fois un débat à la suite de la projection de L’Intelligence des arbres, et ayant régulièrement donné des conférences grand public sur les arbres, j’ai observé des auditeurs souvent perdus, terriblement méfiants à l’égard des scientifiques, mais ouvrant grand les yeux quand je leur parlais de la dimension sensible du vivant. Il m’était alors plutôt aisé, en pointant les confusions et amalgames entretenus entre, d’une part, le sensible dans le vivant, et d’autre part, le monde des émotions, des sentiments, voire de la sensiblerie et des émois, de leur montrer que l’attribution de ces derniers aux arbres tient en réalité de l’usurpation et, de surcroît, ne correspond pas même à leurs attentes.
Une crise de la sensibilité
Du formidable accueil que le grand public a réservé à La Vie secrète des arbres et à L’Intelligence des arbres, il me semble que nous pourrions tirer au moins trois enseignements. Ceux-ci me paraissent s’ajuster à la sagacité du constat de la philosophe Estelle Zhong (2015), selon laquelle la crise écologique actuelle recouvre aussi « une crise de la sensibilité ».
Tout d’abord, ces succès signent en creux la difficulté paradoxale de la communauté des biologistes et des écologues à parler aujourd’hui du vivant en tant que tel. La biologie et l’écologie sont des sciences ‘dures’ qui, d’elles-mêmes, se sont plus encore endurcies. Le quantitatif ayant pris le pas sur le qualitatif, elles ont rejoint les sciences du chiffre. Le sensible a laissé place à une rhétorique du trésor, où il est tant question de richesse, fût-elle spécifique, d’objets précieux, fussent-ils des systèmes écologiques menacés et, désormais, de services écosystémiques parfois transcrits en valeur monétaire.
La nature est sortie du sensible par le canal de la biodiversité, et s’en est distanciée par celui des services écosystémiques. L’aphorisme de Merleau-Ponty (1964) n’en revêt aujourd’hui que davantage d’acuité : « la science manipule les choses ; elle renonce à les habiter. » Le grand public ne veut plus écouter, parmi les voix des scientifiques, que celles qu’ils sentent habitées non seulement par une passion, mais aussi par l’objet de leur étude. Il n’est guère étonnant qu’une personnalité – ou, pour mieux dire, une sensibilité – comme Francis Hallé remplisse les salles où il est convié à parler des thèmes des arbres, d’une manière chaleureuse et respectueuse qui lui est propre.
En second lieu, même si nous sommes tenus de dénoncer les manipulations exercées par des êtres peu scrupuleux au titre des para-sciences, nous devons tout autant respecter les croyances du public. Nous avons aussi à apprendre de ces croyances, qui sont sincères, et qui nous permettent de mieux communiquer, non pas en surfant sur elles, voire en les utilisant à notre fin, mais en nous efforçant d’analyser ce qu’elles expriment. J’ai par exemple beaucoup appris d’échanges avec le grand public lors des débats que j’ai eu l’occasion d’animer à la suite de conférences sur les espèces invasives (Tassin, 2018). Non pas sur la biologie ou l’écologie de ces espèces, bien entendu, mais sur leur dimension sociétale déterminante. Notre ressort est de produire de la connaissance. Il n’est pas, du moins directement, de combattre des croyances.
Enfin, je demeure frappé par l’étonnement du public lorsque je lui dis que, de mon point de vue, la science et la poésie, le tangible et le sensible, ne s’excluent pas l’un l’autre. La poésie n’est pas l’art de faire des vers mais celui de voir le monde au plus près. Si l’on se réfère à son étymologie, poiesis signifiant création en Grec, elle est aussi l’art de forger non seulement notre langage, mais aussi notre regard. Si le grand public a réservé un accueil aussi triomphal aux thèses sur-interprétatrices de Peter Wohlleben, et si Daphné est ainsi désormais sortie de son arbre pour rejoindre Apollon, peut-être est-ce précisément parce que celui-ci est le dieu de la poésie.
Le sensible n’est pas la sensiblerie. Il est cette forme selon laquelle, pour reprendre les mots de David Abram (1997), nous redevenons nous-mêmes, en convivialité avec le vivant non-humain. Le jargon dont nous peinons tant à nous défaire quand nous nous adressons au grand public ne peut jouer que contre nous, tant il revêt des apparences anguleuses et obscures, et surtout, tant il s’éloigne du sensible. Pour autant, nous aurions tort, au sein de la communauté scientifique, de penser que ce public nous juge ou nous déconsidère. Ce qu’il réclame de nous, c’est que notre discours ne soit plus en surplomb des choses que nous lui évoquons, mais en inhérence avec elles. C’est précisément cette forme de discours, hélas démesurément exagérée, que Peter Wohlleben déroule avec autant de talent. Et c’est d’abord cela, quel qu’en soit le contenu, que le public veut entendre.
Bibliographie
Abram D., 1997. The spell of the sensuous: perception and language in a more-than-human world. New York, Vintage Books Edition.
Académie de l’Agriculture de France, 2017. Note de lecture de l’Académie d’agriculture de France sur le livre « La vie secrète des arbres » de Peter Wohlleben. Paris, 11 septembre 2017.
Dordel J. & G. Tölke, 2017. L’intelligence des arbres. Paris, Jupiter Films.
Henry M., 1987. La barbarie. Paris, Grasset.
Merleau-Ponty M., 1964. L’œil et l’esprit. Paris, Gallimard.
Tassin J., 2018. Public reactions to conferences on invasive species are always illuminating. Blog Death of a Million Trees, 1er mars 2018.
Wohlleben P., 2017. La vie secrète des arbres. Paris, Les Arènes.
Zhong E., 2015. Enrichir notre sensibilité au vivant par l’art : la crise écologique comme crise de la sensibilité. Séminaire de la Fondation Hartung Bergman.
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Regard critique sur le livre de Peter Wohlleben
« La Vie secrète des arbres,
ce qu’ils ressentent, comment ils communiquent »
par Pierre Donadieu
Professeur émérite en sciences du paysage à l’École Nationale Supérieure de Paysage, Membre de l’Académie d’Agriculture de France
Ce ‘regard’ est une version légèrement modifiée d’une note de lecture de l’auteur en ligne sur le site web de l’Académie de l’Agriculture.
Mots-clés : Arbres, forêt, communauté végétale, biologie, écologie, imaginaire, commnunication
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De son expérience de technicien forestier en Allemagne, Peter Wohlleben – un nom prédestiné qui veut dire bien vivre – tire une analyse originale des arbres des forêts. Un texte très documenté et fort convaincant qui éclaire leur vie communautaire en trente-cinq courts chapitres -remarquablement traduits par Corinne Tresca- et autant de petites leçons de la vie intime des forêts d’Europe du nord.
Les arbres communiquent
Même familier du monde arboré, le lecteur y apprend des points de vue nouveaux ou renouvelés : le « langage de communication » des arbres via les filaments des champignons mycorhiziens*, leur solidarité ou leur individualisme, la lenteur de croissance des uns et la rapidité des autres, le « caractère » de chacun variable avec son génome, la vie foisonnante des sols forestiers, les rapports de force entre hêtres et chênes, entre résineux et feuillus, entre les arbres pionniers et leurs successeurs, la migration continue des espèces depuis le dernier âge glaciaire et les perspectives que laissent entrevoir le réchauffement climatique, le rôle des tempêtes et des tornades, du froid, de la neige et de la sécheresse sur leur croissance …
Presque rien n’échappe à l’analyse du forestier qui a vécu, dans sa maison au milieu des arbres, les rythmes les plus secrets de la forêt. Et le lecteur ne demande qu’à le suivre avec curiosité et gourmandise.
Sans doute peut-on douter des « intentions » sociales des arbres et de leur intelligence collective, et s’interroger sur l’exactitude de quelques affirmations (voir à ce sujet la note de la section 2 de l’Académie de l’Agriculture, 2017, reproduite dans ce ‘triple regard’). Mais l’essentiel n’est pas là.
Un modèle de vie commune
Peter Wohlleben ne fait pas de la forêt un refuge de nature comme le philosophe naturaliste américain Henry-David Thoreau (1817-1862) : « une suffisante pâture pour mon imaginaire » (Walden or Life in the woods, 1854). Il la décrit comme un modèle réaliste de « vivre ensemble » et l’utilise un peu comme prétexte à une critique sociale du rapport utilitaire contemporain à la nature. Il en évoque avec talent la vie intime végétale et animale si bien et si clairement qu’elle en devient familière au lecteur.
Certes il en fait un portrait idéal et discutable où l’exploitation forestière n’a pas une place facile et où l’arbre semble pouvoir vivre mieux sans les hommes, et en compagnie de ses semblables. Même entre eux, les arbres n’échappent pourtant pas aux variations longues et saisonnières du climat, à la concurrence de leurs semblables et aux mille maux qui les menacent. La vie des arbres est un éternel combat.
Une inspiration culturaliste
Cet ouvrage ressemble parfois à un conte réaliste. Il a surtout le mérite de faire comprendre les écosystèmes forestiers en expliquant la complexité des relations fonctionnelles entre les arbres, leurs commensaux et leurs milieux de vie. Sa verve littéraire emprunte volontiers à la métaphore en prêtant aux arbres des intentions quasi humaines. La société des arbres y acquiert ainsi une existence dont elle dispose rarement dans les publications scientifiques, une sorte de dignité qui inspire le respect comme pour les sociétés animales.
Ne faut-il pas également replacer ce livre dans le contexte de la culture allemande et nord européenne en général ? Dans la mythologie nordique Yggdrasill (un frêne ou un if) est un arbre dont le tronc symbolise l’axe du monde et l’art de (bien) vivre avec la nature. Il met en relation les mondes souterrains et aériens et assure leur cohérence. En donnant parfois à l’arbre des caractères anthropomorphes, le forestier écrivain rappelle son sens cosmologique oublié par les sociétés contemporaines. Il renouvelle sur des bases biologiques et écologiques une littérature forestière occidentale qui ne l’avait pas été depuis Forêts, Essai sur l’imaginaire occidental de Robert Harrison en 1994, et le Plaidoyer pour l’arbre de Francis Hallé en 2005. À l’imaginaire historique et littéraire des forêts s’ajoute désormais un récit inspiré par les sciences des arbres qui donnera sans doute lieu à quelques controverses entre forestiers et chercheurs …
Bibliographie
Académie de l’Agriculture de France, 2017. Note de lecture de l’Académie d’Agriculture de France sur le livre « La vie secrète des arbres » de Peter Wohlleben. Paris, 11 septembre 2017.
Hallé F., Plaidoyer pour l’arbre, Arles, Actes Sud Nature, 2005.
Harrison R., 1994, 2010. Forêts, Essai sur l’imaginaire occidental, Paris, Flammarion, Champs essai.
Thoreau H.D. (1854), 2017. Walden, Marseille, Le Mot et le Reste.
Wohlleben P., 2017. La vie secrète des arbres, ce qu’ils ressentent, comment ils communiquent ?
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Note de lecture de l’Académie de l’Agriculture de France
(section 2 « Forêts et filière bois »)
sur le livre ‘La Vie secrète des arbres’ de Peter Wohlleben
Note publiée sur le site web de l’Académie de l’Agriculture de France le 11 septembre 2017, reproduite avec l’accord de M. Bernard Roman-Amat, Secrétaire de la section 2.
L’Académie d’agriculture de France s’est penchée attentivement sur le livre «La vie secrète des arbres» de Peter WOHLLEBEN (éditions Les Arènes, 2017) qui rencontre un grand succès auprès du public dans plusieurs pays.
L’auteur, forestier allemand, se propose de faire partager «le bonheur que les arbres peuvent nous donner» et d’aider son lecteur à découvrir dans les forêts «quelque petit ou grand miracle». Il fait preuve de beaucoup de passion et d’un sens développé de la pédagogie. Il prend appui sur des observations qu’il a réalisées sur le terrain, souvent dans son ancien district forestier de l’Eifel (Rhénanie du nord –Westphalie), pour soulever de multiples questions pertinentes sur la vie des arbres au sein des forêts.
Nombre de réponses qu’il apporte prêtent malheureusement le flanc à la critique: sources absentes ou non vérifiables, extrapolations non justifiées, interprétations abusives et même erreurs manifestes.
En conséquence, le livre de Peter WOHLLEBEN, qui a toute sa valeur comme expression de la subjectivité militante d’une personne, ne peut pas être considéré comme un ouvrage de vulgarisation scientifique.
L’Académie d’agriculture de France invite donc les lecteurs de «La vie secrète des arbres» à exercer pleinement leur esprit critique face au contenu de cet ouvrage. En total accord avec la position prise par de nombreux universitaires allemands(1), elle appelle les médias Français à le soumettre à un large débat contradictoire donnant toute sa place à la communauté scientifique.
L’Académie d’agriculture de France souligne enfin qu’il existe de nombreuses sources d’information de qualité sur les arbres et les forêts. Elle a elle-même entrepris la publication d’un ouvrage collectif en ligne destiné au grand public et fondé sur la littérature scientifique, intitulé «La forêt et le bois en France en 100 questions»(2), dont elle encourage la consultation.
Le secrétaire de section et la section 2 « Forêts et filière bois »
11 septembre 2017
(1) Christian AMMER (Université de Göttingen) et Jürgen BAUHUS (Universitéde Fribourg). Ein Kommentar zur medialen Rezeption eines Bestsellers. (Un commentaire sur la réception des best-sellers par les medias). AFZ-DerWald 16/2017.
(2) https://www.academie-foret-bois.fr
Article édité, illustré et mis en ligne par Anne Teyssèdre
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Des trois regards, celui de Pierre Donadieu me semble le plus convaincant, bien que je n’aie pas lu l’ouvrage incriminé. Les recherches les plus récentes sur le monde végétal mettent l’accent sur la communication, entre les parties d’un même végétal, entre des végétaux de la même espèce croissant ensemble, et entre des espèces différentes. ce n’est pas propre aux arbres mais à l’ensemble du monde végétal, y compris bactérien, et bien entendu (mais ce n’était pas nouveau) au monde animal. Parmi la nombreuse bibliographie existante, citons:
http://www.bio.uu.nl/plantbiology/PDF%20files/Competition/Callaway02.pdf
http://www.pnas.org/content/pnas/100/suppl_2/14549.full.pdf
Nous n’en sommes qu’au tout début de ces recherches, même si des découvertes antérieures existent, qui ont fait sourire, y compris au sein de l’Académie d’Agriculture. Alors, ne décourageons pas les efforts de ceux et celles qui croient bon de les porter à la connaissance d’un large public, en utilisant les mots et les idées qui font mouche. Que dire de toute la littérature de vulgarisation concernant les vertébrés (mammifères, oiseaux en particulier), toute de sensiblerie à l’égard de ces chers animaux qui nous sont si proches. D’après ce que j’ai compris, cet ouvrage est très documenté, et ne devrait pas être traité par le mépris…
Bonjour, on ne peut que saluer la mesure et l’esprit d’ouverture de ces articles de la part de forestiers et de biologistes qui somme toute, admettent s’être fait « doubler par la droite » par un garde forestier qui a réussi à émouvoir un « grand public » sur le sujet de la forêt, déplorant au passage leur manque de savoir-faire en matière de communication. Pour autant, il manque un aspect fondamental à ces articles, que j’illustre par l’anecdote suivante : un ami biologiste qui me sait être un « bouffeur de Wohlleben » m’envoie par boutade une photo prise dans une librairie où le fameux livre trône en haut d’un podium entouré de livres aux titres consternants (selon moi !) où il est question de « tree hugging » et autres ouvrages de sylvothérapie ou d’énergies. Voilà donc dans quel contexte se situe le succès de ce livre.
Si dans ces articles, la notion de poésie relative à l’attraction de l’humain envers le milieu naturel (dont la forêt serait le foyer) est vraiment bien soulignée, le dérapage vers la magie n’y est pas mentionné. Pour avoir assisté à un débat public après la projection du film, j’y ai bien sûr constaté l’ignorance autant que l’attrait, mais aussi la crédulité, et je suis peiné de voir que des auteurs aux desseins quelque peu obscurs parviennent à détourner la curiosité. Pour illustrer mon propos, je dirais que je suis vraiment content que des auteurs comme Hubert Reeves ait réussi le formidable pari de mêler poésie et rigueur scientifique pour nous expliquer brillamment la cosmologie, ce qui prouve qu’il est possible de décrire sans enfumer. Avec une capacité d’émerveillement intacte. On l’aura compris, je ne suis pas de ceux qui pensent que Peter Wohlleben a contribué à quoi que ce soit, et surtout pas à inciter le lecteur à développer son sens critique. Pour les plus curieux, voici un lien vers un article rédigé en réaction à ce succès de librairie : http://le-jardiner-sceptique.over-blog.com/2017/11/les-arbres-sont-mechants.html
Merci à Jean-François Ponge pour son point de vue, qui appelle une réponse de ma part, peut-être même une clarification.
Ce que je réprouve dans la posture de l’auteur de La vie secrète des arbres n’est pas sa propre sensibilité, manifestement très sincère, à l’égard des arbres. Ce serait même absurde de la critiquer, et faire preuve d’un conformisme cartésien stérile, de récuser tout l’intérêt de mêler la science au sensible, et le sensible à la science.
En revanche, la rhétorique consistant à surinterpréter des faits scientifiques pour les présenter à la lueur de convictions non seulement très personnelles, mais excessivement et inutilement anthropomorphiques, me semble susceptible d’être mise en débat.
Il s’agit bien, de ma part, de rendre compte d’un regard critique sur la posture de Peter Wohleben et des auteurs de L’intelligence des arbres, prompts à surinterpréter, pour ne pas dire usurper, des résultats scientifiques en faveur de leurs propres ressentis.
Ce n’est pas là une forme de mépris de ma part. Sur ce point de vocabulaire qui n’est pas mince et relève tout de même du procès d’intention, j’aimerais préciser que lors de mes rencontres avec le public, celui-ci m’a parfois confié s’être senti lui-même méprisé par ce type de posture déformant la réalité pour la rendre conforme à une inclination naturelle de chacun d’entre nous à regarder l’arbre à l’image de nous-mêmes.
Il est vrai, et l’actualité ne fait que le confirmer, hélas ! que nous avons beaucoup de difficultés à appréhender l’altérité, et à la reconnaître précisément dans ce qu’elle diffère de nous. Concourir à estomper l’altérité des arbres en les peignant comme des personnes humaines, c’est alors maladroitement concourir à ce rejet de l’autre qui, précisément, est l’une des plaies contemporaines de nos sociétés.
Cela étant dit, je ne voudrais surtout pas vous décourager de lire ce livre et de voir ce film, mais je souhaiterais juste vous inviter, à cette occasion, à conserver votre regard critique.
Depuis mon dernier commentaire, j’ai acheté l’ouvrage en question et largement entamé sa lecture, qui me conforte dans l’idée que je m’en faisais au vu de ces regards croisés. Il s’agit bel et bien d’un excellent ouvrage de vulgarisation, qui fait le point sur les connaissances les plus actuelles concernant le fonctionnement de l’écosystème forestier et plus particulièrement la façon dont l’évolution a perfectionné l’adaptation des arbres à leur milieu. Même si des termes savants (souvent employés tels quels en anglais) tels que « fitness » ou « foraging », sont absents, toutes les notions couramment manipulées par les spécialistes de l’écologie, qu’elle soit fonctionnelle, évolutive, ou des communautés, sont présentes en arrière-plan.
L’anthropomorphisme, et la poésie qui se dégage des images évoquées par cet auteur, rendant le discours attrayant pour le plus grand nombre, ne doivent pas faire illusion. Il s’agit bel et bien de science, qu’il s’agisse des propres observations et intuitions de Peter Wohlleben, ou des découvertes les plus récentes auxquelles renvoient un grand nombre de références, qu’il s’agisse de publications scientifiques ou de sites internet, citées en fin d’ouvrage, phénomène assez rare dans un ouvrage de ce type et qui mérite d’être souligné.
Le livre dérange, c’est aussi son but au-delà de l’émerveillement devant « l’économie de la nature » (la définition originelle de l’écologie), mais c’est avant tout un outil pédagogique qui mériterait d’être entre les mains de tous les étudiants désireux de devenir des gestionnaires de nos forêts.
Merci à Anne (Teyssèdre) pour avoir orchestré la mise en scène de ces trois textes. Je mesure bien le travail qui permet de mettre en regards le sensible et le scientifique pour éclairer une controverse. Comme le soulignent les textes (involontairement pour le dernier), dans ce moment de crise écologique où on a du mal à démêler le naturel du culturel, l’arbre est bien un acteur du vivant à part entière. Les débats autour du livre de Peter Wohlleben, plébiscité par le public et condamné par la « science », le montrent amplement.
Bonjour, merci pour ce regard.
J’ai bien sûr lu le livre avant de commenter ici et j’ai aussi contacté l’auteur afin de vérifier certains points qui me posaient questions. Personnellement, ce qui m’a gêné dans ce livre n’est pas du tout l’anthropomorphisme – car je n’en ai simplement strictement pas vu -, mais son naturalisme.
Le fait que Peter Wohlleben prête vie aux êtres vivants autres que non-humains est une bouffée d’air. Il le fait très bien, sans exagération je trouve. Cependant, il continue à taire le fait que cela les différencie de la nature non-vivante. C’est cela qui est, pour moi, le travers de ce livre. Si l’auteur a très bien su rapprocher les arbres de nous (ou nous des arbres, c’est je pense ce qu’il a voulu faire), il ne les a pas assez éloignés de la roche et du non-vivant. Il n’a pas voulu casser le naturalisme ambiant.
En ce sens, ce livre, au succès amplement mérité, n’apporte rien de nouveau. Et voir qu’il ennuie certains scientifiques est vraiment surprenant. On a tous finalement chacun son regard.
Bonjour à tous,
J’ai lu et apprécié le livre de Wohlleben. Il y a toutefois une discussion en filigrane du débat : celle de s’entendre sur ce qu’est la vulgarisation. Nous sommes nombreux à penser que les scientifiques ne savent pas vulgariser. Et pour cause, c’est très difficile !
Je crois qu’une des raisons pour lesquelles nous, scientifiques, y parvenons rarement, c’est parce que la vulgarisation a un « coût ». Le coût de la simplification, le sacrifice de l’exactitude sur l’autel de la sensibilité justement. Si un R. Feynman (plutôt qu’un H. Reeves) y est parvenu, c’est que son génie lui autorisait une simplification SANS sacrifice. Mais la plupart d’entre nous (je m’inclus, bien sûr) doit se résigner à y laisser un peu de sa rigueur quotidienne.
Quel coût est-on prêt à accepter pour sensibiliser le public ? Jusqu’où peut-on « arrondir les angles », extrapoler, déformer pour rendre compréhensible l’idée générale ? Nous devons, je pense, nous faire violence pour toucher. Lorsque l’on veut que les conducteurs roulent à 60 km/h en ville, on impose une limitation à 50 car certains ne seront pas sensibles à une contrainte trop timide. Si Wohlleben veut faire comprendre (aimer) les arbres, il les personnifie (un peu) !
Enfin, je me demande s’il n’y a pas un dernier argument qui peut expliquer certaines réactions de scientifiques face à ce livre : est-ce que cet anthropomorphisme forcé n’agite pas à nouveau le spectre de l’absence de supériorité de l’humain face à la nature? Si les arbres (aussi) se comportent comme les humains, quel piédestal nous reste-t-il ??
Merci à Cédric pour son commentaire. Opposer le sensible à la « rigueur » ou à « l’exactitude », et créer ainsi implicitement une opposition de valeurs entre les deux, me semble toutefois trahir une sorte d’excès de zèle cartésien… Le sensible relève en effet du perceptif, tandis que la rigueur et l’exactitude relèvent de l’analytique. Présenter le sensible comme une forme « arrondie » de la connaissance exacte me semble donc plutôt constituer un sophisme. Sophisme qui, il est vrai, constitue l’un des ingrédients les plus tenaces de notre culture scientifique occidentale.
Peter Wohlleben recourt quant à lui à un autre sophisme en laissant penser que la science, qui relève de l’univers idéel, peut déboucher sur le monde des réalités sensibles. Son entourloupe est de laisser croire que l’écologie pourrait révéler, chez les arbres, des sentiments humains. Pour ce faire, il sur-interprète des résultats scientifiques, en faveur de croyances qui lui sont personnelles mais, s’agissant de croyances, ne peuvent relever de la science. Certes, découvrir la présence de sentiments humains chez les arbres nous assènerait à tous une sacrée gifle ! Mais franchement, tout vulgarisateur de talent qu’il soit, et en dépit de sa rhétorique anthropomorphique très efficace, Peter Wohlleben reste encore bien loin d’une telle découverte… qui ne sera jamais du ressort de la science.
Merci pour l’édition et la mise en ligne de ces différents points de vue qui donnent une belle occasion d’aborder les questions « Sciences et Société » quand elles touchent à la manière dont nous forgeons nos convictions. Je voudrais juste souligner que les questions soulevées à propos de l’intelligence des arbres se posent en fait de la même manière pour quasiment tous les domaines de la connaissance. Néanmoins, si le sujet avait été les relations homme-animal par exemple, j’imagine que certains commentaires pourraient facilement friser l’invective s’ils n’étaient habilement modérés par Anne Teyssèdre. C’est plus facile et moins affectivisé de parler des arbres plutôt que d’autres sujets qui fâchent, d’où l’excellente tenue de cette discussion.
Quelle doit donc être la juste position du scientifique vis-à-vis de toutes ces tentatives de relecture (ou de lecture complémentaire) du monde vivant ? La réponse dépend probablement de notre propre posture et de l’impact que nous voulons éventuellement avoir sur la société qui nous entoure. Personnellement, j’aime beaucoup les arbres pour ce que leur altérité et leur grandeur m’apportent comme beauté, sérénité et sentiment d’humilité et j’aurais volontiers une approche romantique ou poétique de la nature parce que, bien que scientifique, je suis fait de la même chair sensible que mes concitoyens. Néanmoins, nous ne vivons pas dans un monde de Bisounours et l’analyse rationnelle des relations entre tous les organismes vivants ne relève pas de la poésie.
Clairement, dans ce monde désenchanté où montent les menaces de toutes sortes, tout ceci démontre de la part du « grand public » (dont les scientifiques font parfois aussi partie pour ce qui concerne les domaines très éloignés du leur) un extraordinaire besoin de se rassurer, quel qu’en soit le prix à payer par rapport à la rigueur des analyses. La pensée magique peut certainement faire du bien aux individus qui la pratiquent mais elle est probablement assez contre-productive pour faire face aux défis du moment.
Donc oui, il faut faire entendre sa voix, notamment auprès des amplificateurs que sont les médias, mais pas de manière surplombante. La science triomphante n’est plus guère audible et le risque est en effet le rejet pur et simple de notre parole, avec la tentation pour un nombre grandissant de personnes de s’enfermer dans des réécritures du monde qui sont de véritables « réalités virtuelles », sans casque ni ordinateur mais potentiellement dangereuses. L’intelligence des arbres ne fait probablement pas partie de celles-ci, et c’est tant mieux, mais à l’évidence tout le monde ne s’enferme pas dans les mêmes certitudes et dans certains cas les conflits de société ne sont pas loin …
D’accord avec Jacques Tassin, qui le dit bien : l’aspect sensible est très important. Un étonnement toutefois : les arbres ne tirent pas l’oxygène du CO2 comme l’avance note forestier, mais de l’eau.
Comment peut il l’ignorer ? Manque de point de vue global, selon moi, qui ne suis que l’auteur d’une enquête sur la botanique écologique, désolée (La cité des plantes, publiée chez Actes sud (https://www.actes-sud.fr/catalogue/ecologie-developpement-durable/la-cite-des-plantes).
Parmi les conséquences : le végétal a besoin d’eau pure pour la photosynthèse, les excès d’engrais solubles l’assoiffent. Ce qui se perçoit très bien sur les cultures industrielles en année de sécheresse, quand les champs en biologie restent opulents.
A moins que les arbres eux mêmes ne fabriquent de l’eau… comme l’avance Ernst Zürcher, dans un livre préfacé par Francis Hallé : Les arbres entre visible et invisible ici: https://www.actes-sud.fr/contributeurs/zuercher-ernst.
Voilà qui est passionnant. Sur ce point là j’aimerais en savoir plus avec des références en anglais, peut être, car hélas je ne lis pas l’allemand – ce qui me prive sans doute aussi de la qualité du style de Wohlleben.
Bonjour,
Voici une note de lecture sur le livre de P. Wohlleben dans Science et pseudo-sciences n° 324, avril-juin 2018 : https://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article3026