La Société Française d’Ecologie (SFE) vous propose cette semaine le regard d’Audrey Coreau, chercheuse au Centre Koyré, sur les stratégies d’expertise des écologues.
MERCI DE PARTICIPER à ces regards et débats sur la biodiversité en postant vos commentaires et questions sur les forums de discussion qui suivent les articles; les auteurs vous répondront.
Les stratégies d’expertise des écologues pour les politiques de biodiversité
Audrey Coreau
Chercheur au Centre Alexandre Koyré, audrey.coreau@agroparistech.fr
Chargée d’ingénierie pédagogique, d’enseignements et de recherche à AgroParisTech
Avec la collaboration de Claire Nowak et Laurent Mermet
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Mots clés : Expertise, écologie, politiques publiques, préservation de la biodiversité,
interface science/politique, analyse stratégique.
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Résumé : Les politiques publiques de protection de la nature mobilisent largement l’expertise scientifique et naturaliste. Mais les décideurs et les experts sont actuellement confrontés à de profondes mutations du champ politique et académique. Pour contribuer malgré tout aux décisions, les scientifiques développent différentes stratégies d’influence, avec plus ou moins de succès.
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En 2010, la biodiversité a occupé le devant de la scène politique durant quelques mois grâce à l’année internationale qui lui a été consacrée. À cette occasion, les gouvernements signataires de la convention sur la diversité biologique (CBD) ont tous reconnu que l’objectif fixé en 2002, « réduire le rythme actuel de perte de diversité biologique d’ici 2010 », n’avait pas été atteint. En effet, malgré une action publique très présente, les multiples pressions qui pèsent sur la biodiversité vont toujours croissant (changement climatique, pollution, destruction des milieux naturels… (1), voir par exemple Thomas et al., 2004). Comment inverser cette tendance et faire en sorte que les nouveaux objectifs pour 2020, fixés en 2010, soient effectivement atteints, notamment en France ?
Dans ce contexte, de nombreux auteurs s’intéressent à la place des scientifiques dans l’élaboration de politiques publiques de protection de la nature efficaces (Granjou et Mauz, 2007; Koetz et al., 2008; van den Hove et Chabason, 2009). En effet, ces derniers ont toujours été très présents auprès des décideurs depuis la création du Ministère de l’écologie en 1971, qu’ils soient directement sollicités par l’administration ou qu’ils rejoignent les associations de protection de la nature qui font pression sur celle-ci (Blandin, 2009).
Dans le cadre d’un travail exploratoire, réalisé avec Claire Nowak et Laurent Mermet , nous avons étudié l’interface entre connaissances scientifiques et naturalistes d’une part et politiques publiques de biodiversité d’autre part.
À partir d’entretiens, d’observations sur le terrain et de recherches bibliographiques (en sciences politiques, en étude des sciences et en gestion
de l’environnement d’une part ; en sciences de la conservation et dans d’autres domaines de l’écologie appliquée d’autre part), nous avons cherché à comprendre la pratique actuelle de l’expertise en écologie pour les politiques publiques de biodiversité, et les différentes stratégies qu’elle recouvre.
(1) Les regards suivants explorent les pressions humaines sur la biodiversité :
– Regard 6 de John Thompson et Ophélie Ronce sur la fragmentation des habitats ;
– Regard 22 de Romain Julliard et Frédéric Jiguet sur les conséquences du changement climatique sur les oiseaux ;
– Regard 30 de Sandra Lavorel sur l’impact des changements climatiques sur les écosystèmes et les services écosystémiques ;
– Regard 31 de Daniel Pauly et Frédéric Le Manach sur la pêche mondiale ;
– Regard 51 de Robert Barbault et Anne Teyssèdre sur les humains face aux limites de la planète.
L’expertise : une pratique complexe qui fait l’objet de multiples réformes
L’expertise, c’est-à-dire la fourniture d’une synthèse des connaissances disponibles sur un sujet donné pour aider à la décision, est une pratique largement répandue dans le champ de l’environnement (Theys, 1992; Lascoumes, 1994). Pour les politiques françaises de biodiversité, elle peut prendre différentes formes :
– contribuer à l’écriture collective d’un rapport sur une question donnée (par exemple la synthèse « Connaissance des impacts du changement climatique sur la biodiversité en France métropolitaine », publiée en 2011 par le GIP Ecofor) ;
– participer à un conseil scientifique (par exemple pour un Parc National) ;
– formuler des avis et des recommandations sur les politiques publiques ou les projets d’aménagements (par exemple dans le cadre du Conseil National de la Protection de la Nature, CNPN) ;
– ou encore contribuer à l’élaboration des cadres de références pour l’action (par exemple en produisant une méthode d’élaboration du schéma régional de cohérence écologique à l’échelle régionale).
Ainsi, la plupart les politiques publiques de biodiversité ont recours à une forme d’expertise en écologie. A titre d’exemple, nous pouvons citer : l’élaboration des plans nationaux d’action pour les espèces protégées, la mise en œuvre de la démarche « éviter, réduire, compenser » (cf. regards n°34 et 36), ou encore la définition de mesures agro-environnementales (cf. regards n°21, 24 et 35). Pour répondre à la diversité des thèmes et des objets abordés, les spécialités des écologues mobilisés sont variées.
Produire une expertise fiable et utile n’est cependant pas simple, pour plusieurs raisons : 1/ la question formulée n’est pas toujours claire, 2/ les scientifiques peinent à apporter des réponses précises lorsque les connaissances ne sont pas stabilisées, et 3/ les objets des politiques publiques (par exemple les aires protégées) ne sont pas toujours les mêmes que les objets étudiés par les écologues (par exemple le fonctionnement d’un bassin versant).
Par ailleurs, de nombreuses réformes des dispositifs d’expertise ont été mises en œuvre ces dix dernières années, qui concernent directement les politiques publiques françaises de protection de la nature. De nouvelles instances sont créées, telles que le Conseil Scientifique du Patrimoine Naturel et de la Biodiversité (CSPNB) au niveau national en 2004, ou la Plateforme Intergouvernementale sur la Biodiversité et les Services Ecosystémiques (IPBES) à l’échelle mondiale en 2012. D’autres sont fusionnées : ainsi, la Fondation pour la Recherche sur la Biodiversité (FRB) est créée en 2008 par la fusion du Bureau des Ressources Génétiques (BRG) et de l’Institut Français de la Biodiversité (IFB, cf. regard n°15). D’autres enfin voient leurs missions changer : par exemple, le CNPN est en cours de réforme.
Ce « foisonnement expérimental dans les dispositifs de recours aux savoirs » (Granjou et al., 2010) est justifié par les acteurs que nous avons rencontrés par un objectif de « rationalisation » de l’action publique. Mais leur rythme effréné génère une instabilité qui renforce les difficultés de l’expertise, notamment dans un contexte où les moyens humains et financiers sont en diminution. Dans ce paysage mouvant, comment continuer à produire une expertise qui permette aux politiques publiques de biodiversité d’être efficaces ?
Trois stratégies d’expertise pour les scientifiques
Face à ces difficultés, nos travaux montrent que les scientifiques adoptent trois stratégies pour influencer, grâce à leur expertise, les politiques de biodiversité (tableau 1).
Le « garant des connaissances » met en avant ses compétences scientifiques pour garantir une expertise la plus rigoureuse et la plus objective possible. Son objectif principal est de faire en sorte que les connaissances existantes sur la biodiversité et les écosystèmes soient prises en compte dans l’action publique. Cet expert est en général un chercheur en activité ; il intervient, en revendiquant son indépendance, pour garantir le fondement scientifique des actions et ainsi délimiter le champ des possibles à l’intérieur duquel peut s’accomplir l’arbitrage politique.
Le « gardien des principes » s’attache plus particulièrement à promouvoir les enjeux liés à la protection de la biodiversité, tout en étant scientifiquement légitime dans son expertise. Il adopte parfois une posture de lanceur d’alertes, il s’engage pour défendre la cause qui lui tient à cœur, dans des instances de concertation ou de décision (comme le CNPN par exemple), ou aux côtés d’associations de protection de la nature. Ses deux « casquettes » de militant et d’expert scientifique ne sont pas contradictoires, mais apparaissent comme deux facettes complémentaires d’un même engagement pragmatique au service de la protection de la biodiversité.
L’« agent des politiques » fait de l’expertise sa principale activité : il écrit des rapports, siège dans des comités, apporte des conseils. Ses connaissances scientifiques ne concernent parfois qu’indirectement la biodiversité, mais lui permettent d’avoir une compréhension satisfaisante des problèmes posés par les politiques publiques. Il connaît très bien les rouages de la décision publique, c’est un médiateur qui sait s’adapter à une diversité de problématiques. Sa stratégie est cohérente si l’on considère que le levier privilégié de l’action est la réforme interne des politiques, à laquelle cette position permet facilement d’accéder.
Ces trois stratégies coexistent et un même expert peut adopter l’une ou l’autre en fonction des situations, en fonction des évolutions de sa carrière, mais aussi en fonction de leur efficacité par rapport aux objectifs qu’il se fixe. Cela peut mener à des situations de malentendu, par exemple lorsqu’un expert est sollicité comme « garant des connaissances » mais exerce une expertise de « gardien des principes ».
Tableau 1 : Caractéristiques principales des trois stratégies d’expertise de la biodiversité (adapté de Coreau et al., 2013)
Qui perd, qui gagne ? Quels sont les experts les plus influents ?
De nombreux acteurs, qu’ils soient scientifiques ou décideurs, partagent l’idée selon laquelle la décision politique serait plus sérieuse et plus efficace lorsqu’elle se fonde sur un surcroît de connaissances scientifiques. Cette idée est notamment très présente au sein du Ministère en charge de l’environnement, acteur central de l’action publique en faveur de la biodiversité. Ainsi, avec le temps, les personnels du Ministère se « professionnalisent », abandonnant progressivement leur côté militant, au profit d’une légitimité technico-scientifique où l’action doit être justifiée par son efficacité, sur la base de connaissances scientifiques.
Ces évolutions, que décrivent très bien les scientifiques comme les décideurs, se retrouvent dans d’autres champs de l’action publique (Benamouzig et Besançon, 2007). Elles favorisent la stratégie des « garants des connaissances », qui défendent l’objectivité de la science. Mais elles entraînent aussi le déclin des « gardiens des principes », à l’intérieur du Ministère comme dans les structures avec lesquelles il interagit, et menacent donc indirectement la prise en compte des enjeux de biodiversité dans les politiques publiques.
Par ailleurs, le contexte académique de l’écologie, principale discipline des scientifiques impliqués dans l’action publique en faveur de la biodiversité, peut aussi expliquer une partie de ces évolutions. Les « gardiens des principes » se trouvent en effet parfois mis de côté par le tournant pris par l’écologie scientifique depuis les années 1980, vers une discipline qui se veut plus « solide » et qui construit sa légitimité au sein du monde académique en renforçant notamment les aspects théoriques (Blandin et Bergandi, 1994).
Ces évolutions, perceptibles dans les discours des chercheurs, entraînent une méfiance vis-à-vis de la posture engagée des « gardiens des principes ». À l’inverse, la posture des « garants des connaissances », en accord avec la neutralité affirmée par l’académisme scientifique, leur assure une reconnaissance au sein de leur communauté (voir aussi Mounolou et Fridlansky, 2007, pour une analyse dans le champ de la biologie).
Au quotidien, la stratégie des « garants des connaissances » n’est cependant pas toujours tenable car elle manque de pragmatisme dans de nombreuses situations. De meilleures connaissances n’aboutissent pas toujours à une action plus efficace, notamment quand les points de blocages sont autres (volonté politique, absence de moyens d’action organisés, etc. ; voir par exemple Laurans et al., 2013). Les « agents des politiques » tirent alors leur épingle du jeu, car leur capacité à comprendre les politiques publiques et le monde scientifique de l’intérieur en font des experts pragmatiques.
Conclusion
Nous montrons ainsi que l’expertise est une ressource stratégique pour les scientifiques qui souhaitent peser sur les décisions publiques. Expliciter les différentes stratégies qu’ils mettent en œuvre permet d’une part d’aider les scientifiques à se positionner dans le paysage changeant de l’expertise et d’autre part d’accompagner les décideurs dans l’analyse des conséquences des réformes en cours.
La création prochaine de l’Agence Française de la Biodiversité, annoncée en septembre 2013 par le gouvernement, contribue à l’instabilité que nous observons. Les recompositions entre les différentes stratégies d’expertise, et notamment le déclin des « gardiens des principes », invitent à rester vigilant face au risque bien réel que l’ensemble des réformes ne conduise à un affaiblissement des politiques de biodiversité, plutôt qu’à leur renforcement.
Bibliographie
Benamouzig D. et Besançon J., 2007. Les agences, alternatives administratives ou nouvelles bureaucraties techniques ? La documentation française – Horizons stratégiques, 3, 10–24.
Blandin P., 2009. De la protection de la nature au pilotage de la biodiversité, QUAE, Versailles (France).
Blandin P. et Bergandi D., 1994. Entre la tentation du réductionnisme et le risque d’évanescence dans l’interdisciplinarité : l’écologie à la recherche d’un nouveau paradigme. In : Larrere, R. C. Larrèrre (dir.) La crise environnementale. Les Colloques, pp. 113–129, Versailles (France).
COM 2006, 216 final. Enrayer la diminution de la biodiversité à l’horizon 2010 et au delà. http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=COM:2006:0216:FIN:FR:PDF
Coreau A., Nowak C. et Mermet L., 2013. L’expertise pour les politiques nationales de biodiversité en France : quelles stratégies face aux mutations en cours. VertigO, 13, online.
EEA, 2004. Halting the loss of biodiversity in Europe, EEA briefing n°1. http://reports.eea.europa.eu/briefing_2004_1/en/EEA_Briefing_BDIV_EN.pdf
Granjou C. et Mauz I., 2007. Un “impératif scientifique” pour l’action publique ? Analyse d’une compétition pour l’expertise environnementale. Socio-logos. Revue de l’association française de sociologie, 2, online.
Granjou C., Mauz I. et Cosson A., 2010. Le recours aux savoirs dans l’action publique environnementale : un foisonnement expérimental. Sciences de la société, 79, 115–129.
Koetz T., Bridgewater P., van den Hove S. et Siebenhüner B., 2008. The role of the Subsidiary Body on Scientific, Technical and Technological Advice to the Convention on Biological Diversity as science-policy interface. Environmental Science and Policy, 11, 505–516.
Lascoumes P., 1994. L’écopouvoir. Environnement et politiques., La Découverte, Paris.
Laurans Y., Rankovic A., Billé R., Pirard R. et Mermet L., 2013. Use of ecosystem services economic valuation for decision making: Questioning a literature blindspot. Journal of Environmental Management, 119, 208–219.
Massu N. et Landmann G. (Coord.), 2011. Connaissance des impacts du changement climatique sur la biodiversité en France métropolitaine. Synthèse de la bibliographie. Rapport pour le Ministère en charge de l’écologie. GIP Ecofor. 180p.
Mounolou J.-C. et Fridlansky F. 2007. Biologiste, expert, expert-biologiste. Natures, sciences, sociétés, 15, 291–294.
Theys J., 1992. Environnement, science et politique. Les experts sont formels, Germes.
Thomas C.D. et al., 2004. Extinction risk from climate change. Nature, 427, 145–148.
Van den Hove S. et Chabason L., 2009. The debate on an intergovernmental science-policy platform on biodiversity and ecosystem services (IpBES) – Exploring gaps and needs, IDDRI.
Article édité par Anne Teyssèdre pour la SFE.
Merci pour cette très intéressante analyse, qui soulève le risque d’une approche purement technique ou scientifique des politiques de protection de la nature, ou même des politiques de gestion durable des écosystèmes. C’est dommage de ne pas approfondir cette question, surtout en ces temps de changements, mais j’imagine que le format des Regards ne le permet pas. Justement, vis à vis de l’évolution des politiques publiques et des différentes instances dans lesquelles elle se décide, ou s’applique, je serais curieux de savoir comment s’applique la grille proposée aux associations de protection de la nature (qu’elles soient ouvertement militantes, ou qu’elles s’en défendent, ou que leur position en la matière soit variable selon la situation), et quelle(s) stratégie(s) suivraient, chacun dans leur domaine, les lobbyistes en tout genre (FNSEA, MEDEF, ONF, etc.) qui peuplent ces instances depuis qu’a été adopté le cadre « Grenellien » de concertation sur ces sujets.
La grille d’analyse proposée est différente de celle proposée par Roger S. Pielke, Jr. dans son ouvrage « The Honest Broker, Making Sense Science Policy And Politics ». En particulier, on ne retrouve pas dans l’analyse proposée par A. Coreau A., C. Nowak C. et L. Mermet la stratégie du « stealth advocate » où sous couvert de neutralité (académique) ce sont des positions politiques qui sont avancées. Chez le stealth advocate, c’est « en flushtte » que ces positions sont avancées alors que la grille proposée semble indiquer que le « gardien des principes » ne flush pas le fait qu’il agit pour la protection de la biodiversité. Il n’y aurait pas de stratégies de dissimulation en matière de politiques de protection de la nature ?
La typologie a été construite en analysant les discours des experts siégeant dans différentes instances nationales ou produisant des rapports pour le ministère de l’écologie. La plupart d’entre eux sont des écologues, mais quelques uns avaient une casquette associative. Un travail d’entretiens plus approfondi auprès des associations de protection de la nature serait intéressant pour compléter le panorama. Si l’expertise au sens large est un des modes privilégié de l’interaction entre les écologues et les décideurs des politiques de biodiversité, les modes d’interaction entre les associations de protection de la nature et ces mêmes décideurs sont plus larges (outre l’expertise : prestation de services, gestion d’espaces naturels, collecte de données naturalistes, etc.). Une typologie les concernant devrait à mon sens prendre en compte l’ensemble des ces modes d’action.
Quant à la deuxième remarque, elle est juste : toute stratégie est, par définition, une forme de dissimulation ! La transparence absolue des intentions ne peut être gagnante que dans la situation (inédite) où ces intentions sont partagées par l’ensemble des interlocuteurs. Cela n’est pas le cas en ce qui conserve la protection de la biodiversité en France. Parmi les « garants de l’intégrité scientifique » peuvent se trouver des chercheurs qui estiment que cette posture est la plus efficace pour faire avancer les politiques de biodiversité. C’est même à notre sens une posture largement représentée. En effet, cette typologie définit avant tout des stratégies: si l’intention visible du « garant » est d’améliorer la prise en compte des meilleures connaissances disponibles, cela n’exclut pas une intentionnalité environnementale, moins clairement affichée. Réciproquement, si l’intention stratégique des gardiens est transparente en ce qui concerne les enjeux normatifs en matière de biodiversité, elle n’est pas forcément dissociée d’une stratégie visant à favoriser l’utilisation des meilleures connaissances disponibles. Les évolutions récentes observées tendent à montrer qu’actuellement, la stratégie des « garants » est plus efficace que celle des « gardiens » pour accéder aux instances d’expertise. Il reste à analyser les conséquence de ces changements de rapports de force sur la prise en charge effective des enjeux de biodiversité.
Le sujet des relations entre science et politique mérite clairement d’être aprofondi et je vous remercie d’y avoir contribué. Votre analyse entraîne de nombreuses questions. Celle qui m’interpelle particulièment concerne l’instrumentalisation possible des conclusions délivrées par un « garant des connaissances ». Vous mentionnez que c’est actuellement le positionnement scientifique perçu comme le plus efficace. Or, il me semble que dans une situation conflictuelle, au lieu d’aider à une prise de décision éclairée, le garant des connaissances risque à son insu de faire le jeu d’un des acteurs. L’indépendance de son point de vue peut renforcer la position de l’acteur qui reprend ses propos.
Cela s’est vu à de nombreuses reprises, par exemple lors des polémiques autour des insecticides néonicotinoïdes et des insectes pollinisateurs. Certains sociologues spécialistes des polémiques scientifiques semblent d’ailleurs convaincus que la science « neutre » (prodiguée par le « garant des connaissances ») n’existe pas. Dès qu’elle s’expose au public, elle est interprétée et instrumentalisée par les discours de ceux qui cherchent à influencer l’opinion (politiques, syndicats, associations…). Je me demande donc si les « garants » ont réellement la capacité d’éclairer les décisions publiques. Il me semble que leurs propos font souvent le jeu des lobbyistes de tous bords, et que leur indépendance ne leur permet justement pas de s’exprimer sur les interprétations données à leur propos. Qu’en pensez-vous?
Merci pour votre commentaire, qui pointe un point essentiel. Les travaux maintenant nombreux des sociologues et historiens des sciences montrent bien que la « science » est toujours, d’une manière ou d’une autre, influencée par le contexte politique, et réciproquement (en France, ce sont les travaux de Bruno Latour qui sont les plus connus « Laboratory life: The construction of scientific facts » , ou ceux de Dominique Pestre « Science, argent et politique – un essai d’interprétation » ; aux Etats-Unis, on citera plus volontiers les résultats de Sheila Jasanoff « States of knowledge: the co-production of science and social order »).
Les trois profils type décrits dans cet article sont bien des stratégies de la part des scientifiques, c’est à dire que, dans la plupart des cas, les scientifiques ne sont pas naïfs quant aux intérêts normatifs que leurs propos peuvent amener à défendre, quel que soit le profil-type (en particulier quand ils interviennent dans des instances d’expertise pour la biodiversité). Le « garant » ne s’appuie pas a priori sur des connaissances plus neutres que les autres: il les présente comme neutres, il ne met pas en avant les intérêts qu’il défend. Le « gardien » ne s’appuie pas sur des connaissances a priori moins solides que les autres, mais il assume leur rôle pour améliorer la préservation de la biodiversité.
Je n’aime pas trop le mot « instrumentalisation », parce qu’il sous-entend que les propos des scientifiques sont « détournés ». Cela est parfois le cas, mais l’utilisation de connaissances à des fins stratégiques, par tel ou tel acteur, n’est pas un « détournement », c’est la manière dont les jeux d’acteurs fonctionnent. Il est à mon sens toujours possible, quelle que soit la manière dont les connaissances sont présentées, qu’elles soient utilisées par les acteurs dans des débats controversés. Cependant, si une connaissance est a priori associée à la défense d’un enjeu particulier, comme dans le cas de la posture du « gardien des principes », il est moins probable qu’elle puisse être mobilisée par les opposants à cet enjeu (mais les ressorts de la stratégie sont multiples et complexes…).
Si l’on part du principe qu’il n’existe pas de posture neutre, qui soit en dehors des débats et des controverses, la question qui se pose est alors : les scientifiques doivent-ils entrer dans ce jeu stratégique ? Doivent-ils contribuer à porter certains enjeux qui leurs tiennent à cœur ? Le « gardien des principes » a choisi de répondre positivement à ces questions. Le « garant des connaissances » est moins clair : il s’appuie sur une indépendance et une objectivité revendiquées, mais pour certains d’entre eux, cette posture permet aussi de défendre les enjeux de biodiversité – parfois de manière efficace, dans un contexte où l’engagement des gardiens tend à les décrédibiliser. Le propre de la stratégie est qu’il s’agit d’avancer au moins partiellement masqué afin de pouvoir déjouer les éventuels opposants.