La Société Française d’Ecologie (SFE) vous propose le regard de Joanne Clavel et Loïc Fel, respectivement chercheuse en écologie et philosophe, sur la mutation actuelle des arts et de l’esthétique de la nature, sous l’influence de l’écologie.
MERCI DE PARTICIPER en postant vos commentaires après cet article. Les auteurs vous répondront.
Les esthétiques de la nature
sous l’influence culturelle de l’écologie
Joanne Clavel(1) et Loïc Fel(2)
Regard R19, édité par Anne Teyssèdre
(1) : Post doctorante en écologie et communication; Directrice artistique de la compagnie Natural Movement (http://www..natural-movement.fr/)
(2) : Docteur en philosophie, Responsable du développement durable de BETC Euro RSCG
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Mots clés : esthétique verte, art, écologie, communication, éthique, relation Homme – Nature.
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L’esthétique est une discipline philosophique qui étudie la perception sensorielle, les jugements et les émotions provoquées par l’expérience, aussi bien des objets provenant du monde de l’art ou de l’environnement quotidien que du monde naturel. Issue du mot grec aisthetikos signifiant le sensible, l’esthétique est un domaine universitaire vaste, non cantonné à la notion du « beau » ni à celle de l’art, elle s’alimente aussi des découvertes scientifiques et des questions d’actualité. Elle n’a donc pas échappé aux changements profonds en cours qui entourent l’émergence d’une conscience écologique. Après une exposition rapide des modèles actuels d’esthétiques de la nature, nous pourrons identifier les caractéristiques de l’influence de l’écologie dans le domaine culturel.
L’expérience esthétique de la nature
L’esthétique environnementale présente en premier lieu l’héritage de grands philosophes classiques comme Emmanuel Kant qui, dans sa « Critique de la faculté de juger » publiée en 1790, fonde l’esthétique philosophique moderne. Il développe sa réflexion sur le jugement de goût comme sentiment d’une satisfaction « désintéressée » et « universellement communicable ». Kant distingue le beau de l’agréable mais surtout, il attribue à la Nature seule le pouvoir du sentiment ultime : le sublime. Cette expérience de la nature est fondée sur une perception sensible visuelle, sur un formalisme strict s’attachant aux contours et aux couleurs de l’objet appréhendé. Malgré cette suprématie de la nature, à partir de Hegel, la philosophie va se détacher des problématiques de l’esthétique de la nature, et se consacrer au monde de l’art.
L’esthétique de la Nature voit son renouveau académique seulement 200 ans plus tard, au tournant du millénaire, en se développant principalement dans le monde anglo-saxon. Allen Carlson, philosophe de l’université d’Alberta au Canada, propose un modèle esthétique en opposant au formalisme kantien les données scientifiques de la nature. Considérant que ce qu’il y a d’universel est la réalité extérieure, il est donc pertinent de construire un modèle esthétique basé sur les sciences de la nature qui étudient cette réalité. Ainsi, les connaissances scientifiques de la nature permettent d’attribuer une base objective à l’expérience esthétique que nous en avons. Par exemple, lorsqu’on apprécie la vue du dégradé de couleur d’un versant de montagne, savoir que celui-ci est le résultat d’une longue évolution géologique autant que des besoins spécifiques de chaque plante permet aussi bien d’enrichir mon expérience esthétique que de la communiquer.
Ce modèle cognitiviste intègre donc les sciences naturelles – l’acquisition de connaissances sur les objets peuplant la nature et l’écologie – la science des processus écologiques faisant le lien entre les objets à des échelles spatio-temporelles variables. De la même façon que les données historiques de l’art – le contexte de création de l’œuvre, les outils et les techniques artistiques utilisés – permettent d’apprécier une œuvre pleinement, les données scientifiques participent à l’expérience esthétique de la nature.
D’autres modèles esthétiques récents de la nature focalisent l’attention sur la réception de l’individu et sa mémoire. Le culturalisme pointe avant tout que l’appréciation esthétique est relative à la culture dans laquelle elle s’inscrit. La perception de la nature s’ancre alors aussi dans une histoire culturelle et des attaches communes que l’on ne peut omettre lors de l’expérience esthétique. Ce que l’on désigne généralement sous le terme de « patrimoine » est un domaine culturel partagé par une communauté certes non universelle, mais ce sont des données d’expérience communicables.
Enfin, une dernière strate s’ajoute dans le modèle du subjectivisme qui intègre l’histoire personnelle des individus dans l’expérience esthétique. Cette histoire propre à chaque individu qui façonne le jugement de goût intègre d’une part, les savoirs de la mémoire individuelle (les attaches, les émotions vécues), et d’autre part, les savoir-faire acquis des expériences passées (les « expertises sensorielles », comme par exemple le développement de l’ouïe et d’une oreille experte chez les musiciens ou les ornithologues).
Aujourd’hui, il ne s’agit plus tant d’opposer des modèles d’expériences esthétiques concurrents que de constater leur complémentarité et l’interaction de différentes strates du jugement esthétique que nous pouvons retrouver dans l’expérience individuelle. Afin d’illustrer ces différents modèles, nous pouvons confronter deux œuvres plastiques : la Montagne Sainte Victoire de Paul Cézanne et From Earth, pays de Cézanne de Herman de Vries. La première représente la Montagne Sainte Victoire non de loin d’Aix-en-Provence. La seconde présente de la terre collectée sur cette montagne et répartie sur la toile selon les différents endroits de prélèvements.
Dans l’oeuvre de H. de Vries, les formes, les couleurs et les textures peuvent être appréciées dans un modèle formaliste, mais cet échantillonnage permet également d’apprécier la Montagne pour ses propriétés géologiques : c’est la strate cognitive. Ensuite, l’artiste n’a pas choisi n’importe quel lieu et le titre même de l’œuvre renvoie directement à l’histoire de l’art. L’expérience esthétique s’ancre donc dans une tradition picturale et renvoie à un imaginaire artistique partagé par une vaste communauté internationale : c’est la strate culturelle. Enfin, on atteint la strate subjective de l’œuvre aussi bien au niveau de la création de l’œuvre d’art qu’au niveau de sa perception. En effet, l’auteur documente sa collecte des échantillons et chaque individu percevant l’œuvre a une histoire personnelle qui marque l’expérience esthétique vécue.
L’art écologique : une mutation culturelle
Il émerge aujourd’hui un mouvement d’art contemporain qui cherche à modifier et ancrer les codes et les manières de l’art dans une vision écologique. Des artistes, comme Céline Dodelin ou Thierry Boutonnier pour les arts plastiques, revisitent la construction de la relation de l’Homme à la Nature, et recherchent un nouveau vivre-ensemble éthiquement juste pour tous les êtres vivants. L’émergence de ce mouvement à la fin du XXème siècle est directement liée à la concentration des problèmes environnementaux contemporains (Bower 2007). Par leur éthique écologique, leur prise de position dans l’espace public et les liens étroits qu’ils entretiennent avec les scientifiques ou gestionnaires, ces artistes cherchent à éveiller les consciences, voire à modifier le milieu de vie des hommes de façon durable (Margolin 2005).
L’expérience d’une esthétique « verte »
L’expression « esthétique verte » est apparue dans les années 1990 dans des revues d’architectures anglophones. Elle désignait un mouvement naissant d’architectes tenant compte de l’environnement non pas pour des raisons visuelles sous l’angle du paysage mais concrètement, du point de vue des performances environnementales du bâtiment. Ce changement de focus du représenté vers le réel, de l’image vers le concret, peut également être identifié dans l’ensemble des disciplines esthétiques (Fel, 2008). Naitrait alors au sens fort une esthétique verte. Elle peut d’ailleurs être considérée comme directement issue de l’avancée des connaissances scientifiques dans le domaine de l’écologie.
Avec cette esthétique, la relation spatio-temporelle change et suit les lois de la nature. Le hasard et la spontanéité deviennent les règles de construction. Cette esthétique de la richesse et de l’immersion met en valeur la diversité et les processus biologiques. Par exemple, les artistes vont travailler sur des processus biologiques comme les cycles via le recyclage ou les déchets (Marc Dion), via la décomposition des éléments (Andy Goldsworthy), via notre rapport à la mort (Anna Halprin). L’un d’entre nous définit ainsi un changement d’esthétique en passant de la « vision apollinienne de la nature dont la clarté et l’organisation font modèles pour tous les domaines, à une nature dionysiaque et confuse mais plus vivante et diverse que jamais » (Fel, 2008, p. 322).
La disqualification de l’œuvre d’art
Ce changement culturel mène peu à peu à la désacralisation des œuvres d’art dans une conjoncture où ces dernières sont devenues une des valeurs refuges des marchés financiers.
Premièrement, les voies de production et de diffusion sont chamboulées et repensées selon des normes écologiques – empreinte carbone, effluents polluants, recyclage… Par exemple, la chorégraphe australienne Prue Lang engage depuis 2008 un processus de création dénommé Sustainable Dance Performance. où les mouvements des danseurs deviennent sources d’énergie pour les besoins en électricité de la pièce(1).
Deuxièmement, c’est la place de l’artiste qui change fondamentalement. Tout d’abord, il devient le médiateur d’une idée de nature et non le « créateur » d’un objet à diffuser. Il met en place des dispositifs d’expression de la Nature, expression qu’il pilote plutôt qu’il ne maitrise :
« Le pilotage, par définition, n’a jamais une efficacité absolue : il s’agit de « faire avec », pas de maîtriser. […] Il est une démarche attentive et empirique, si sensible au contexte de production qu’elle doit toujours être adaptée et n’est guère reproductible. » (Raphaël Larrère, 2002 p.164)
Par ailleurs, l’autonomisation du champ social de l’art a déconnecté l’activité artistique de son implication sociale : « Auparavant emblèmes culturels ou cultuels, symboles des groupes et des pouvoirs, médiums de la transmission de la foi, les arts se sont échappés de ces fonctions pour devenir des collections d’objets, n’ayant de compte à rendre qu’à l’art. » (Hennion 2007, p.367).
Or, c’est précisément ce que les éco-artistes critiquent avec un art quotidien et participatif. Dès la première partie du XXème siècle, des esthéticiens comme John Dewey (1934) prônait une ouverture populaire de l’art, il s’opposait à la conception élitiste et bourgeoise de l’œuvre d’art sacralisée dans l’espace muséal.
Pour les éco-artistes c’est aussi cela penser l’écologie : poser la question de l’interaction de l’homme et de son environnement au niveau anthropologique avec la notion d’ « habitabilité » (Blanc et Lolive 2009) et au niveau des sciences de l’écologie avec la notion d’« adaptabilité » et de « réconciliation » (Clavel et Servais, soumis), comme l’illustre l’exemple de la renaturation des friches urbaines, devenues un mouvement qui rassemble artistes, écologistes et habitants dans le « guerilla gardening ».
Conclusion
L’art a un rôle d’éducation à la nature, comme le remarque N. Grimaldi : « Comme l’art est une pédagogie de la perception, c’est dans les musées qu’on apprend à jouir de la nature, et c’est dans l’histoire de la peinture que l’esthétique du paysage a sa généalogie » (Grimaldi, 1982, p.127). Aujourd’hui, ce regard pédagogique évolue et s’élargit à l’ensemble du sensible, perçu non seulement dans les musées mais également dans l’environnement quotidien : l’esthétique est une manière concrète d’intégrer les aspirations écologiques. Prenons l’exemple des autoroutes. Naguère, leurs bords devaient être verts et homogènes, un gazon tondu régulièrement tel un terrain de golf, représentant dans l’imaginaire collectif la notion positive de propre et entretenu. Aujourd’hui, les bords de route sont de plus en plus souvent laissés à la recolonisation des adventices des champs, laissant les fleurs exprimer leur couleur. Ces espaces représentent maintenant un refuge de biodiversité et de richesse, un semblant de nature spontanée apprécié pour les conducteurs et leurs passagers.
(1) : http://www.arpla.fr/odnm/?page_id=6038. Observatoire des nouveaux médias, ENSAD et Université de Paris8.
Bibliographie :
Blanc N. & Lolive 2009. Vers une esthétique environnementale : le tournant pragmatiste, Natures Sciences et Sociétés 17, 285-292.
Bower S. 2007. In J. Lolive & N. Blanc (dir.), Cosmopolitiques 15 : Esthétique et Espace Public, Paris, L’Apogée, p.17-29.
Carlson A. 2009. Nature and Landscape, an Introduction to Environmental Aesthetics, New-York, Columbia University Press.
Clavel J. & Servais Ch. L’Art écologique outil de médiation de la Biologie de la Conservation. Article en révision in Natures Sciences et Sociétés.
De Méredieu F. 2004. Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne, Paris, Larousse.
Dewey J. 2010. L’art comme expérience, Paris, Gallimard (Première édition en 1915).
Elias, N. 1991. Mozart – Sociologie d’un génie, Seuil, Paris.
Fel L. 2008. L’esthétique Verte de la représentation à la présentation de la nature. Thèse de doctorat de philosophie, sous la direction de Pascal Acot, Paris 1 Sorbonne. Paru aux éditions Champ Vallon, Seyssel, 2009.
Grimaldi N. 1982. « l’Esthétique de la Belle Nature » in Mort du paysage ? Philosophie et esthétique du paysage, Paris, Champ Vallon.
Hennion A. 2007. La Passion musicale, Paris, Métaillé.
Kant E. 1985. Critique de la Faculté de Juger, Œuvres philosophiques, t. II, Paris, Gallimard (Première édition 1781).
Larrère R. 2002. «Agriculture : artificialisation ou manipulation de la nature ? » in Jean-François Collin (dir.), Cosmopolitiques 1 : La nature n’est plus ce qu’elle était, Paris L’Apogée, p. 158-174.
Margolin V. 2005. Beyond the green: toward a sustainable art, Smart Museum of Art, New-York, University of Chicago, Independent Curators International.
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Article édité par Anne Teyssèdre
Article très intéressant qui présente une perception artistique de la nature .
Un développement philosophique de la notion de la perception du « propre et bien entretenu » versus la colonisation naturelle des adventices mériterait un large développement . il renvoie à la perception négative de la FRICHE telle quelle est perçue par la majorité des personnes y compris bon nombre d’acteurs et gestionnaires de l’environnement alors même que l’abandon des usages peut être aussi source de diversité . Cependant ces même personnes et /ou acteurs-gestionnaires ne sont pas encore mûrs pour accepter la friche comme expression de la re-naturalité de systèmes écologiques à part entière . Si l’abandon des usages ne doit pas être la solution préconisée d’emblée, elle doit néanmoins être prise en considération dans un protocole de prise de décision , même si elle est culturellement le plus souvent inacceptable .
Je voulais réagir sur la partie de l’article traitant de l’art écologique.
– sur la production – diffusion :
Sur ce plan, l’art écologique n’est pas particulièrement précurseur (cf. Poubelles d’Arman à partir de 1959, ou l’Arte Povera à partir de 1967). De plus dans le contexte actuel, ce n’est pas propre à l’art (cf normes de construction des bâtiments et même de l’automobile). Peut-être s’agit-il plutôt d’une prise en compte tardive dans l’art des modalités/contraintes de production actuelles.
Il ne faut pas non plus faire de l’angélisme et nier la dimension critique de cet art : dans l’œuvre de Prue Lang, on peut également voir l’esclavage moderne du corps « générateur d’énergie renouvelable » : une nouvelle version de l’auto-flagellation, dans une nouvelle religion ? Elle présente une forme d’extrémisme absurde et appliqué du développement durable.
– sur la place de l’artiste :
La position de l’artiste médiateur n’est pas propre au courant de l’art écologique : tous les mouvements artistiques ont leurs artistes médiateurs ; cela relève plus du choix, de l’artiste, du public à qui il souhaite adresser (grand public, galerie/marché de l’art, ses paires, l’inconnu qui pourra le comprendre …). On peut faire le rapprochement avec le chercheur et la vulgarisation scientifique. (Parle-t-on de vulgarisation artistique ?). S’agissant d’un thème important dans notre société (la protection de l’environnement et des ressources, et l’écologisme, plus que l’écologie), ce thème est également grandissant dans les arts (dans les arts populaires a fortiori).
L’art écologique semble plus répondre à une logique de mode, opportuniste et prosélyte, lié à une modification sociétale. Il n’est pas l’avant-garde artistique de ce mouvement mais la manifestation populaire (sans jugement de valeur, cf public visé) d’un art accepté (sa récupération institutionnelle « publicitaire » en est une preuve) qui se développe depuis 50 ans voire plus. Si l’on considère que l’écologisme est un mouvement culturel et politique grandissant (que certains n’hésitent pas à qualifier de néo-religion), nous pouvons faire le parallèle entre les artistes médiateurs de l’art écologique avec ces artistes médiateurs qui ont accompagné le christianisme et le communisme, par exemple, par leurs productions.
La critique que peuvent émettre de nombreux artistes ou non-artistes, du fonctionnement du marché de l’art, ne serait-elle pas indépendante du fait d’appartenir au mouvement de l’art écologique : bon nombre de représentant de ce mouvement sont des artistes en vu, vendant des pièces dans des galeries d’art contemporain, accrédités par l’institution, à l’aise dans ce système … Qu’il y ait de nombreux artistes engagés dans ce mouvement tient surement beaucoup au sujet traité (et probablement de l’effet de mode), mais ne parait pas être une condition nécessaire.
Vous dites que ces « éco-artistes » revendiqueraient un art quotidien et participatif, à l’opposition d’un statut bourgeois de l’œuvre (objet marchand), et plaideraient pour un retour à un message moralisateur, spirituel, religieux… normatif (!?) de l’art ? Vous illustrez par les extrêmes, mais il faut également dire que, heureusement, ce n’est pas aussi manichéen.
Ce label « art écologique » est un fourre-tout de propositions, qui, si elles relèvent toutes de l’art car présentées comme telles, ne sont pas toutes dignes d’intérêt dans le champ de l’art. Je trouve étonnant que dans ce mouvement en particulier, beaucoup de propositions sembleraient parfois plus pertinentes dans le champ de l’ingénierie culturelle, sociale, ou technique (là où on propose des solutions), et éducationnel comme vous le dites. Mais il parait étonnant de demander à des artistes un travail d’ingénierie.
Il s’agit certainement, dans l’histoire de l’art, d’une configuration peu commune, où un mouvement artistique est conforme à une mouvance politique et culturelle dominante (dans notre société occidentale pour l’instant). Cela devrait intéresser les philosophes et les sociologues.
La sensation esthétique, c’est a dire une excitation positive ou non mettant en oeuvre le sens de la vue, n’est pas rationnelle mais elle a l’avantage d’être provoquée par un phénomène naturel, l’observation. Il est probable que tous les individus réagissent normalement (au sens d’une dispersion mathématique classique) à la beauté, qu’elle résulte d’un effet naturel (un beau papillon, une fleur, un arc en ciel…) ou une création (conçue ou non pour être admirée). L’art n’apparait que lorsqu’il y a recherche consciente de l’effet recherché c’est à dire attirer l’attention de l’autre et susciter son intérêt par le biais d’un procédé qui sera visuel si on s’intéresse à l’esthétique.
L’art est ainsi mis à contribution très tôt dans les sociétés humaines pour associer une émotion esthétique à un autre sentiment qui lui est purement conceptuel (en particulier relatif à un monde invisible comme celui des esprits). Dieu est inconcevable mais si une image de dieu m’inspire une grande émotion, c’est peut être que Dieu l’habite. La beauté transcendante accompagne un sentiment transcendant. L’art a toujours été liè à une telle fonction même si l’objet vénérable a évolué (évocation de la divinité, de l’autorité, du pouvoir, du social…) et c’est la raison pour laquelle le jugement des oeuvres d’art est autant sujet à débat car il y a toujours deux éléments qui coexistent : une proposition plastique qui relève du seul plaisir esthétique (et qui est de l’ordre du décor si le sens est absent) et le sens de la proposition (qui là aussi ne prend d’intérêt que dans la mesure ou elle se veut critique). En particulier, dans ce domaine, si l’oeuvre d’art se contente de commenter ou d’illustrer le sujet, il n’y a pas de satisfaction intellectuelle. C’est le cas des oeuvres académiques ou le recours aux scènes antiques pour exprimer les sentiments délivre un profond ennui.
Bien sur, l’art est aujourd’hui un produit culturel, ce qui veut dire que chacun tend à apprécier ce qui est honoré dans son groupe social. Les intellectuels se piquent de modernisme et encensent l’innovation. Les pouvoirs publics sont entrainés dans le mouvement. Ce n’est pas une mauvaise chose mais il faut admettre des le début qu’il y aura du déchet d’autant qu’à force d’expliquer les canons de l’art contemporain on recrée bien sur un nouvel académisme qui se caractérise par un discours pédant et un modèle esthétique uniforme.
Si l’art s’inscrit dans son époque, il est normal que le thème environnemental apparaisse largement dans les productions d’aujourd’hui. Pour autant, est ce que l’écologie change le rapport de l’artiste à la société ? Évidemment si on considère que celui qui intervient sur la nature est un artiste, on ne va plus se comprendre. Un agriculteur peut intervenir de manière écologique mais il n’en sera pas pour autant un artiste – non pas qu’il faille le rabaisser à un statut plus manuel – mais parce que l’objectif qu’il recherche est d’une autre nature. On attend d’un artiste qu’il nous amène à réfléchir différemment. Pour reprendre une citation, le « changement de focus du représenté vers le réel, de l’image vers le concret » comme l’opposition à « la conception élitiste et bourgeoise de l’œuvre d’art sacralisée dans l’espace muséal » ne me paraîssentt guère nouveau depuis Duchamp.
Ce qui change aujourd’hui, c’est bien le champ de préoccupation des artistes qui ont quitté la ville pour la nature ou les laboratoires mais pour autant les ressorts de la création ne sont pas différents.
Beaucoup de réflexions intéressantes dans le commentaire de Guillaume…
Dans l’article d’origine:
« Par leur éthique écologique, leur prise de position dans l’espace public et les liens étroits qu’ils entretiennent avec les scientifiques ou gestionnaires, ces artistes cherchent à éveiller les consciences, voire à modifier le milieu de vie des hommes de façon durable (Margolin 2005). »
Les « éco-artistes », éveilleurs de conscience seraient de nouveaux moralistes (cherchant à éveiller les consciences) ? Difficile à imaginer quand l’article dit aussi qu’ils entretiennent des LIENS ÉTROITS avec les … gestionnaires, mélange détonnant pour le moins. Personnellement, je n’ai pas vraiment envie qu’un éco-artiste-éveilleur de conscience modifie durablement mon milieu de vie. A quel titre?
Réponse à Guillaume :
J’essaye d’apporter quelques éléments de réponses à tes interrogations :
– L’art écologique n’est pas spécialement précurseur…
Ce que nous désignons par « art écologique » est un mouvement contemporain artistique. Comme toujours en recherche lorsque l’on travaille sur des courants actuels, le recul historique nous fait défaut, mais voilà ce que je peux en dire dans l’état actuel de mes recherches. Si je parle de mouvement c’est qu’il constitue une communauté d’artistes qui se revendiquent de cette appellation. De plus, pour pouvoir parler réellement de « mouvement », c’est qu’il existe autour de ces artistes des critiques d’art, des lieux de diffusion (musées, parcs), voire des lieux de vente (galeries), des producteurs (privés comme publics). La tâche de ce travail de recherche est donc de définir les critères qui permettent de parler de « mouvement », et ce, d’autant plus, que dans le cas de l’art écologique, ça n’est ni une technique, ni un outil, ni un concept qui fédère les artistes mais (d’après moi) un engagement.
Dès le début des années 60, le monde de l’art critique la société de consommation, la mondialisation … en effet, on y retrouve une filiation avec le mouvement d’art écologique même si les racines plus directes de ce mouvement sont généralement attribuées au Earth Art et au Land Art nord américain. Or, ces mouvements n’avaient pas d’engagement écologique déclaré ni dans les discours des artistes, ni dans les modes de production, ni généralement (c’est plus discutable) dans l’esthétique des œuvres. La démarche du chercheur est justement de définir des critères (esthétique, socio-économiques, éthiques), à partir d’une récolte de matériaux divers (discours, textes, œuvres) afin de discriminer les artistes suivant un effet de mode « normée » de ceux se situant dans la réelle avant-garde artistique « verte » .
– Je ne vois pas le problème avec Prue Lang ? Tous les artistes repensent leurs modes de productions ou de travail avec les outils, les mediums qu’ils utilisent. Quoi de plus évident que la matière au travail d’une danseuse soit son corps ? Alors que les artistes fuient les lieux classiques urbains de diffusion de l’art pour se réfugier dans la nature, cette dernière s’attèle au théâtre et à la diffusion de l’art en espace urbain intérieur. Je ne pense pas que tu aies vu les œuvres de Prue Lang, car elle est loin de ces chorégraphes dressant ou fabriquant des corps par des techniques violentes pour leur idéal artistique. Elle oriente plus sa technique vers un pilotage doux de son corps en utilisant des pratiques somatiques et notamment le yoga dans sa pratique de pédagogue et de chorégraphe. Ensuite, en tant qu’ancienne danseuse de W. Forsythe bien évidemment son corps conserve en lui ce modelage du passé.
– En effet, l’artiste médiateur est loin d’être le propre de l’art écologique. Disons que depuis l’entre deux guerres, la majorité des artistes revendiquent de faire de « l’art pour l’art ». L’art engagé est au contraire une particularité dans le monde de l’art contemporain. L’art est-il fin en soi ou moyen d’expression et de représentation ?
Toute l’esthétique depuis Kant tente de répondre à cette question. Est ce que l’art peut « transmettre » quoi que ce soit par l’œuvre d’art, est-ce que l’art « est » ou « fait » médiation ? Il est clair que les contours politiques de l’art engagé dans l’histoire sont d’une part une adhésion forte à une idéologie, et même si nombreux sont les artistes qui puisent leur matière dans l’écologie scientifique, l’écologie est d’ores et déjà une idéologie. D’autre part, le risque est bien entendu la manipulation et le 20ème siècle nous présente de nombreux exemples de l’art manipulé par la politique (dans le monde de la danse le régime nazi en est un parfait exemple). Enfin, c’est encore une conception de l’art, étudiée en philosophie, de savoir si l’art est une activité sociale qui rentre dans un système professionnalisant et marchand ou si le propre de l’art n’est pas avant tout une démarche créatrice pour un épanouissement individuel créant du lien social au sein de la cité.
J’espère que j’ai éclairé certains points maintenant.
Réponse à Jenny :
Pour rebondir rapidement sur les commentaires de Jenny, éveiller les consciences c’est une démarche citoyenne avant tout, qui comparée à d’autres groupes (Associations naturalistes, ONG…) se propose de passer par l’esthétique comme démarche politique. Je crois que la force des œuvres d’art est de proposer une profonde liberté dans la production du sens, dans l’interprétation.
Donc …. Je repose ma question. Quand l’éco-artiste, dans une démarche citoyenne, se propose d’éveiller les consciences, comment garde-t-il sa liberté s’il travaille EN LIENS ÉTROITS avec les gestionnaires de l’espace public ?
Pas de réponse à l’insistante question de Jenny. Si on lit entre les lignes, on pourrait comprendre qu’elle pense très fort que « les gestionnaires de l’espace public » seraient des confiscateurs de liberté en terme d’éveil des conscience à la beauté de la nature, des fournisseurs d’idées et de concepts tout faits qu’ils voudraient imposer au public par leur choix, leurs actions.
Voilà un thème intéressant de réflexion pour un futur Regard, et ça serait surement une bonne idée que les gestionnaires de toute sorte (à mon avis, ils sont très divers, avec des motivations et des moyens d’action très variables) s’expriment sur le sujet !
un joli débat démocratique en perspective…
Jenny a depuis longtemps vérifié que les réponses sont longues à venir…
Mais L’ÉNORME progrès de ces « regards », énorme progrès pour la fluidité, la transparence du débat « démocratique », est que les commentaires sont publiés directement… On n’attend plus 10 jours la validation par le modérateur, tant mieux!
Bonjour Jenny,
Merci pour vos remarques sur la fluidité et la transparence des débats. Les commentaires sont modérés avant d’être mis en ligne, mais les modérateurs ne filtrent que les propos agressifs ou complètement hors sujet, qui sont rares dans ces échanges.
Quant au délai parfois long de réponse des auteurs aux questions des internautes, il reflète simplement le fait que ces auteurs – bénévoles – sont débordés par leurs multiples activités, ou en mission. Nous leur demandons essentiellement de surveiller la plateforme pendant deux semaines après la mise en ligne de leur « regard », puis de rédiger une réponse générale aux internautes, puis de consulter de temps en temps la plateforme pour réagir aux éventuels nouveaux commentaires..
Bien cordialement,
Anne pour l’équipe SFE
Bonjour Jenny,
Pour reprendre la question, tu réagis a cette phrase :
« Par leur éthique écologique, leur prise de position dans l’espace public et les liens étroits qu’ils entretiennent avec les scientifiques ou gestionnaires, ces artistes cherchent à éveiller les consciences, voire à modifier le milieu de vie des hommes de façon durable (Margolin 2005). »
Dans ce cadre il s’agit de gestionnaires d’espaces naturels. Ainsi les éco-artistes et les « experts » scientifiques ou naturalistes travaillent ensemble. Il est vraiment réducteur de généraliser le type de collaboration qui peut être mis en place, vu la diversité des partenariats qui existent (et très certainement qu’un certain nombre d’entre eux se sont mal passés). L’artiste prend comme matière première les connaissances scientifiques et naturalistes, il se nourrit de lectures conseillés, il assiste à des conférences, souvent l’artiste accompagne le travail de terrain (la récolte de donnée dans le cadre de protocole précis), et ensuite l’éco-artiste passe a son travail personnel qui lui est libre.
Ce qui est innovant ici, c’est la démarche cognitive en amont de la démarche artistique et c’est également que des acteurs étrangers au monde de l’art se retrouvent des personnes ressources, voire indispensables a l’amorce du travail. Bien sur, il ne faut pas oublier que le monde de l’art possède lui aussi ses propres contraintes, qu’elles se situent dans une tout autre économie et qu’on parle finalement d’une liberté bien relative.