Contexte et Objectifs :
Comme beaucoup d’estuaires, l’estuaire aval de la Seine est un territoire fortement anthropisé par la mise en place d’ouvrages limitant l’effet de la marée sur les zones alluviales et donnant lieu à un estuaire cloisonné. L’aménagement de l’embouchure de la Seine de 1853 à 2000, lié à sa chenalisation, son endiguement et la présence de ponts, se traduit par une réduction significative de la mobilité des eaux du fleuve et donc par un changement dans la structuration et le fonctionnement écologique des écosystèmes estuariens. Les aménagements portuaires et l’endiguement des rives Nord et Sud ont eu pour conséquences de façonner le milieu en plusieurs unités paysagères réunis au sein de la Réserve Naturelle Nationale de l’Estuaire de Seine (RNNES) qui s’étend sur 4000 ha de zones humides terrestres et 4500 ha de zones maritimes. Dans sa partie Nord endiguée, la Réserve présente une gestion hydraulique très forte contrôlée par la manipulation des vannes situées au niveau de la digue-route (4ème plan de gestion de la RNNES, 2018). Cette gestion hydraulique associée à un gradient topographique permet de conserver un double gradient d’engorgement en eau et de salinité (de 12 °/°° à l’Ouest à 3 °/°° à l’Est) qui se traduit par une mosaïque d’habitats allant des vasières, roselières, parvoroselières jusqu’aux écosystèmes prairiaux façonnés par les inondations hivernales et par les usages agricoles comme la fauche, le pâturage ou encore une gestion mixte associant fauche et pâturage de regain qui a tendance à se développer depuis quelques années (4ème plan de gestion de la RNNES). Dans certaines parties de la réserve, ces activités agricoles s’accompagnent d’une fertilisation encadrée par le 4ème plan de gestion qui autorise un apport d’engrais strictement limitée à la valeur maximale de 40 kg (NPK)/ha/an quel que soit le mode de gestion, fauche, pâturage ou mixte.
Bien qu’il soit reconnu que l’application d’engrais minéraux, notamment l’azote (N), le phosphore (P) et le potassium (K), augmente généralement le rendement en biomasse des prairies permanentes (Delaby, 2000), il a également été démontré que dans les prairies mésophiles, la fertilisation peut réduire la diversité floristique en favorisant certaines espèces végétales au détriment d’autres (Samuil, 2012, Francksen, 2022). Ces apports peuvent réduire la diversité en espèces légumineuses ou autres plantes riches en nutriments et à favoriser des espèces compétitives à croissance rapide (principalement des graminées), au détriment des espèces moins compétitives, souvent plus rares, conduisant à une homogénéisation des communautés. La fertilisation peut également avoir un effet positif sur l’abondance et la diversité de certains organismes du sol comme les acariens et collemboles (Cole, 2008) ou encore les microorganismes et les lombrics qui profitent de l’augmentation de la biomasse racinaire et de litière si elle n’est pas exportée (Phillips et al. 2023). Toutefois, la fertilisation et en particulier l’azote, a tendance à acidifier le sol, le pH étant un facteur majeur de structuration des communautés de faune du sol. Ainsi l’effet positif de la fertilisation azoté sur le gain de biomasse végétale peut être contrebalancé par son effet acidifiant et réduire la diversité et l’abondance des communautés de la faune du sol (e.g., lombrics, arthropodes, nématodes) (Chen et al., 2015). Cette acidification peut également rendre les communautés du sols plus sensibles aux pratiques de gestions comme montré en contexte agricole sur les communautés de lombrics (Briones & Schmidt 2017). Enfin, la perte de diversité végétale impacte indirectement les interactions trophiques au sein du sol, réduisant la complexité des écosystèmes souterrains mais également aériens en modifiant les communautés des insectes pollinisateurs tels que les abeilles sauvages et syrphes, les insectes herbivores comme les criquets et les insectes prédateurs comme les carabes et les araignées (Le Provost, 2020; Ridel et al, 2020, Ebeling et al. 2014).
Ce projet de thèse cherche à évaluer les impacts environnementaux (biodiversité, qualité des sols) et économiques (production agronomiques) de la fertilisation minérale des prairies humides de la Réserve Naturelle Nationale de l’Estuaire de Seine. Il fait suite aux résultats préliminaires obtenus par le bureau d’étude ADREE (ADREE-2022) montrant que la fertilisation sur la réserve n’apportait pas de gain significatif ni sur le rendement ni sur la qualité du fourrage avec un effet plutôt négatif la flore et les cortèges faunistiques, mis à part un effet positif sur les Coléoptères Carabidés. Ces résultats sont toutefois remis en cause par le monde agricole en raison d’un dispositif de suivis trop aléatoire vis-à-vis des pratiques de gestion qui sont diverses et hétérogènes. En concertation avec le gestionnaire de la réserve, les exploitants et la DREAL Normandie, il a été convenu de mettre en place un dispositif de suivis in situ des prairies humides de la RNNES sur lesquelles deux types d’apport de fertilisation seront testés (N seul et mélange NPK) par comparaison à une modalité témoin (0 apport). Les effets recherchés concernent l’impact des intrants chimiques 1) sur la composition et la structuration des communautés végétales, 2) sur la composition et structure de la faune du sol (lombrics, arthropodes) et 3) sur la quantité et la qualité du fourrage produit selon les modalités testées. Ils permettront de répondre aux hypothèses suivantes : H1 – la fertilisation N et NPK réduit les diversités végétales et de faune du sol, cet effet est modulé par la gestion et la topographie ; H2 – la fertilisation déconnecte les compartiments aérien et souterrain ; H3 – la fertilisation a des effets contrastés sur divers services écosystémiques (comparaison support de biodiversité, productivité des milieux, dégradabilité de la matière organique)

Dispositif :
Pour cerner les effets des intrants chimiques sur les prairies humides de la réserve de l’estuaire de Seine, deux contextes représentatifs des pratiques agricoles ont été retenues : les prairies soumises à une fauche stricte et les prairies fauchées subissant un pâturage de regain à la fin de l’été. Ce choix a été guidé par la nécessité d’avoir des pratiques de gestion identiques et récurrentes pour les 4 à 5 années à venir mais également sur les 5 dernières années afin de ne pas introduire de facteurs confondants supplémentaires pouvant jouer sur la structuration des communautés biologiques (e.g. pâturage sans fauche). Après concertation avec les exploitants et le gestionnaire de la réserve, 23 prairies répondant aux critères de gestion stable ont été sélectionnées : 20 au sein du marais du Hode et 3 au sein du marais de Cressenval. Les pratiques au sein de ce dernier étant beaucoup plus fluctuante ces dernières années (remise en herbe, alternance fauche – pâturage) il n’a pas été possible de sélectionner plus de parcelles. Les 20 prairies sélectionnées au sein du marais du Hode comprennent des prairies à la fois dans des zones qualifiées de haute (10) et des zones qualifiées de basse (10) altitude afin de prendre en considération l’hétérogénéité topographique des prairies estuariennes qui joue sur la durée et la fréquence d’inondation des sites et donc sur le fonctionnement des milieux. La modalité pâturage seule, qui pouvait apporter des éléments de réponses sur l’effet des intrants organiques, n’a pu être sélectionnée en raison d’une variation trop importante entre les parcelles et entre les années.
Pour évaluer l’effet de la fertilisation minérale sur la diversité biologique des prairies et leur productivité, deux types d’apport de fertilisation vont être testés et comparés à une modalité témoin correspondant à l’absence d’apport. La première modalité correspond à un apport annuel d’azote seul, à une concentration de 40 kg/ha, et la seconde à un apport NPK de 40kg/ha également. Pour cela, au sein de chaque prairie sélectionnée, un dispositif de trois bandes de 6 m x 30 m vont être matérialisées et séparées par des espaces tampon de 25 m de large, afin d’éviter le ruissellement possible des fertilisants sur les bandes voisines. Chaque bande correspond à une modalité d’apport : 0 kg/ha, 40kg N /ha et 40 kg NPK / ha permettant d’avoir un même dispositif répliqué 5 fois. Les apports seront effectués une fois par an au cours du mois de mai.
Enfin sur chaque bande, un dispositif de suivi va être implanté permettant de quantifier les effets sur la végétation, la faune du sol, la faune rampante et les orthoptères.
– Pour intégrer la variabilité spatiale des communautés végétales, 10 quadrats d’1 m² seront répartis au sein de chaque bande de 180m². Les relevés floristiques seront réalisés selon la méthode de Braun-Blanquet (1921) avec si besoin un ajustement des catégories de recouvrement pour plus de précision sur les variations entre années (10 catégories de % de recouvrement au lieu de 5). Des prélèvements de biomasses seront également opérés sur ces bandes par la CRAN, puis séchés après homogénéisation. La quantité de biomasse sèche/unité de surface sera ensuite estimée selon la gestion et les apports chimiques ainsi que la qualité fourragère.
– Le suivi de la faune invertébrée se fera à l’aide de deux méthodes. Premièrement, la faune du sol sera prélevée selon la méthode de tri manuel de bloc de sol (Anderson & Ingram, 1993) de 25 x 25 cm sur 15 cm de profondeur, à raison de 3 blocs par bande. Cette méthode permet la collecte des communautés lombriciennes mais également des arthropodes au mode de vie endogé (isopodes, diplopodes, chilopodes, certaines araignées et coléoptères). Les spécimens sont préservés dans de l’éthanol pour identification ultérieure en laboratoire. Deuxièmement, les communautés d’orthoptères seront échantillonnées à l’aide de biocénomètre (Badenhausser 2012) qui consiste en la pose d’une cage de 1m3 enveloppé d’une toile dans laquelle les spécimens sont piégés, peuvent être attrapés manuellement et à l’aide d’un aspirateur à insecte, puis identifiés et relâchés ou collectés pour des mesures supplémentaires en laboratoire. Ces deux méthodes donnent des données précises de densité permettant une grande diversité d’analyse des communautés (diversité, composition, trait fonctionnels, réseau trophique).
– Différentes caractérisations physico-chimiques du sol sont prévues avant la mise en place du dispositif, et au cours du temps pour décrire leurs modifications possibles après fertilisation. Sur 3 dates (temps initial, à 1 an et à 2 ans) nous mesurerons le pH, la salinité, le carbone organique et azote total, les cations totaux et disponibles en solution (K+, Ca2+, Na2+, Mg2+ et Mn2+). Au temps initial, nous quantifierons également la texture (teneur en argile, sable et limon) et la capacité d’échange cationique. Ces mesures seront effectuées sur la plateforme PRESEN de l’URN à l’exception de la texture qui sera externalisée au laboratoire de sol ARRAS.
De façon complémentaire, une expérimentation en conditions contrôlées (chambres bioclimatiques) permettra de tester l’effet de la fertilisation sur la croissance des plantes et leur dégradabilité en fonction de la présence ou non de faune du sol. Des graines (espèces encore à définir) seront mises à germer sur un sol fertilisé ou non (0 apport, N et NPK) et suivis au cours du temps (hauteur, biomasse finale). La qualité de la biomasse produite pourra ensuite être mesurée en suivant sa dégradabilité (perte de masse, caractéristiques physico-chimiques) en présence ou non de détritivores.
Enfin, afin d’évaluer l’effet de l’apport ou de l’arrêt de la fertilisation sur le rendement en termes de coût pour les exploitants, la CRAN procèdera à une analyse de la quantité et la qualité du fourrage produit afin d’évaluer les pertes ou gains économiques des différentes modalités de fertilisation. Cette partie ne sera pas directement analysée par le/la doctorant.e mais pourra être un élément de réflexion supplémentaire dans la discussion générale de la thèse.

Localisation de la thèse : Laboratoire Étude et Compréhension de la Biodiversité – ECODIV – USC INRAE 1499, Université de Rouen Normandie
Thématiques de l’Unité : Le laboratoire ECODIV -USC INRAE 1499- développe ses travaux de recherche sur les liens entre biodiversité et fonctionnement de l’interface sol/végétation au sein des écosystèmes terrestres tout en cherchant à identifier les potentielles conséquences sur les services écosystémiques rendus par ces derniers. Plus précisément le projet de l’unité vise à identifier les mécanismes d’assemblages et d’interactions qui se mettent en place à l’échelle des populations et des communautés d’organismes que ce soit au sein du compartiment biologique aérien ou du compartiment souterrain des écosystèmes ciblés. Cette démarche se fait dans le cadre conceptuel de la théorie des filtres, des interactions et rétroactions existantes entre les différentes populations et/ou communautés notamment via une approche « traits biologiques », permettant de cerner au mieux les mécanismes de coexistences des espèces. Ces mécanismes sont abordés dans les écosystèmes faiblement anthropisés (forêts, prairies permanentes) mais également le long de gradients de contraintes pouvant s’exprimer à différentes échelles dans des contextes changeants, que ce soit dans le cadre des modifications d’occupation du sol (changement de pratiques à l’échelle de parcelles agricoles ou forestières), de changements climatiques (modification du niveau marin et des températures), d’invasion biologique ou encore de restauration d’écosystèmes.
Adresse : Bat. Blondel 44A – place Émile Blondel – 76821 Mont Saint Aignan
Encadrement du projet et de la thèse : Pr Estelle Langlois et Dr Pierre Ganault
Contacts : Estelle.Langlois@univ-rouen.fr et Pierre.Ganault@univ-rouen.fr
École doctorale de rattachement : ED 497 NBISE (Normande de Biologie Intégrative, Santé, Environnement – Université de Rouen Normandie)
Période du projet : 1er octobre 2025 – 30 septembre 2028
Financement de l’allocation doctorale : 50% Région Normandie et 50% DREAL Normandie
Fonctionnement : Projet financé par la DREAL Normandie
Partenariat : Le projet implique la DREAL, la Maison de l’Estuaire (gestionnaire de la Réserve Naturelle Nationale de l’Estuaire de Seine), la Chambre d’Agriculture de Normandie (CRAN), les exploitants agricoles de la Réserve.

Candidature : adresser CV et lettre de motivation aux deux encadrants au plus tard le 7 juillet. Les candidatures retenues seront convoquées pour un entretien au cours de la semaine du 15 juillet.
Profil recherché : étudiant.e ayant obtenu un Master 2 ou équivalent dans le domaine de l’écologie avec des compétences en écologie des communautés (flore et faune du sol), en taxonomie (flore et faune du sol), en analyses de données et ayant de bonnes capacités rédactionnelles. Des notions sur les effets de la fertilisation sur la production et la qualité fourragère des milieux prairiaux seront un plus.
Permis B obligatoire pour se rendre sur les sites d’étude.

Le contenu de cette offre est la responsabilité de ses auteurs. Pour toute question relative à cette offre en particulier (date, lieu, mode de candidature, etc.), merci de les contacter directement. Un email de contact est disponible: Estelle.Langlois@univ-rouen.fr

Pour toute autre question, vous pouvez contacter sfecodiff@sfecologie.org.