Latéralité de la coupe de feuilles chez la fourmi Acromyrmex echinatior

Jean-Nicolas Jasmin

1919, route de Mende

34293 Montpellier 5

Email: jnjasmin (at) gmail.com

Résumé

Une promenade en forêt néotropicale vous ferra immanquablement croiser des files de fourmis portant des bouts de feuilles au-dessus de leur tête tels des parapluies, surtout lorsqu’il ne pleut pas. Ces feuilles sont destinées à être mâchouillées par les fourmis et déposées sur un champignon qu’elles cultivent dans de vastes réseaux de salles souterraines.

Le comportement des fourmis coupe-feuille est l’objet de centaines d’articles scientifiques et de dizaines de monographies. Pourtant, on ne connaît pas un de ses aspects fondamentaux : les fourmis sont-elles droitières ou gauchères ? Lorsqu’elles découpent les feuilles, les ouvrières utilisent une de leur mandibule pour découper la feuille, telle un couteau, tandis que l’autre mandibule sert d’appui au mouvement du couteau, telle une fourchette. Préfèrent-elles utiliser leur mandibule gauche (ou droite) comme couteau ? Pour répondre à cette question, j’ai voyagé au Laboratoire d’Éthologie Expérimentale et Comparée (Paris 13, Villetaneuse) afin d’observer une colonie d’Acromyrmex echinatior comprenant quelques milliers d’ouvrières et dont la reine âgée d’une dizaine d’année est née à Panama (voir photo).

J’ai marqué plus d’une centaine de fourmis à l’aide de peinture et de cure-dents afin de les distinguer les unes des autres. Puis, je leur ai donné des feuilles de troène. J’ai observé les fourmis découper pendant deux jours. (En fait, je les ai observées pendant quatre jours, mais elles n’ont rien découpé les deux premiers jours car elles n’avaient pas faim ; il a d’abord fallu les affamer pour qu’elles travaillent !)
Les fourmis préfèrent utiliser leur mandibule gauche comme couteau, mais seulement 6% plus souvent que la mandibule droite. Une faible latéralité est assez commune dans la nature. Par exemple, les humains sont latéralisés pour des tâches difficiles (écrire à la main), mais ambidextres pour des tâches simples (se gratter le nez). L’âge, le genre, et la condition d’un organisme peuvent aussi influencer l’intensité de la latéralité. Mais pourquoi les fourmis sont-elles légèrement gauchères plutôt que droitières ? Serait-il possible d’intensifier la préférence à gauche, en affamant davantage les fourmis, par exemple ? J’ai aussi observé que les fourmis sont plus lentes lorsqu’elles découpent avec la mandibule qu’elles utilisent le plus fréquemment. Serait-ce parce qu’elles préfèrent une mandibule pour les découpes difficiles (et donc lentes) ? Mon expérience financée par la SFE ouvre la voie à ces nouveaux questionnements.

Justification

Figure 1. Quelques-unes des fourmis marquées. Vous reconnaîtrez « go » (pour gold-orange) et « wy » (pour blanc-jaune).

Figure 1. Quelques-unes des fourmis marquées. Vous reconnaîtrez « go » (pour gold-orange) et « wy » (pour blanc-jaune).

L’approvisionnement et la croissance du champignon cultivé par les fourmis des genres Atta et Acromyrmex repose en partie sur l’efficacité individuelle et collective des fourmis à découper des feuilles (Figure 1). Afin de découper une feuille, une fourmi utilise une de ses mandibules comme couteau, et l’autre mandibule comme fourchette servant d’ancrage à la tête pendant la découpe.

Une fourmi utilise-t-elle toujours la même mandibule pour découper, ou est-elle ambidextre? Si les fourmis ne sont pas ambidextres, quelle est la fréquence de gauchères et droitières dans une colonie ? Ces deux questions n’ont jamais été posées chez des fourmis coupe-feuille, pourtant un organisme modèle, et malgré le fait que ce trait permette de faire le lien entre neurobiologie, comportement, et écologie. Le seul article sur la latéralité des fourmis, par Cassill & Singh (2009, Ann. Entomol. Soc. Am. 102), a montré que les ouvrières Solenopsis sont ambidextres lorsqu’elles creusent dans le sable.

Pourquoi s’attendre à ce que le comportement de découpe des fourmis soit latéralisé ? Premièrement, chaque fourmi pourrait ajuster son comportement de telle sorte que sa contribution à l’approvisionnement du champignon, et donc le temps pris pour découper une unité de masse de feuille, soit optimisé. Par exemple, une fourmi ayant la mandibule droite peu tranchante utiliserait plutôt la mandibule gauche pour découper. La latéralité peut aussi être favorisée si les rôles de couteau et de fourchette nécessitent des structures différentes (par exemple un muscle mandibulaire plus développé du côté fourchette). Finalement, la latéralité des fourmis pourrait être un exemple plus typique de latéralité, c’est-à-dire une préférence comportementale associée à une asymétrie du système nerveux, comme c’est le cas des préférences manuelles chez les humains et  plusieurs insectes sociaux et solitaires. La première hypothèse ci-dessus prédit que certaines fourmis auront une préférence, mais pas nécessairement pour la même mandibule, ni avec la même intensité. Alors que les deux dernières hypothèses prédisent que la plupart des fourmis seront latéralisées du même côté.

Méthodes

Figure 2. La colonie expérimentale avec ses trois compartiments.

Figure 2. La colonie expérimentale avec ses trois compartiments.

J’ai identifié environ 150 fourmis d’une colonie expérimentale située au Laboratoire d’Éthologie Expérimentale et Comparée (Paris 13, Villetaneuse) et je leur ai donné des feuilles de troène sur des branches placées à la verticale (voir Figure 2). Pendant deux jours, j’ai observé la latéralité de la quasi-totalité des fourmis marquées ou non-marquées qui découpaient des feuilles (moins de 5% des événements n’ont pas été observés). La colonie n’avait pas accès à des feuilles durant la nuit. Pour un maximum d’événements, j’ai mesuré le temps pris pour la découpe et j’ai prélevé le fragment de feuille découpé afin de mesurer la longueur de la découpe et l’aire du fragment de feuille, permettant ainsi d’estimer la vitesse de découpe (longueur /temps) et l’efficacité de la découpe (aire /temps). Ceci permettait de tester pour chaque fourmi si elle est plus efficace en utilisant une mandibule que l’autre.

Résultats et discussion

La latéralité est mesurée par la fréquence d’utilisation d’une mandibule comme couteau, par définition. Pour 56% des 1146 observations, la mandibule gauche servait de couteau. Il s’agit d’un écart par rapport à 50% qui est attendu dans moins d’un échantillon de cette taille sur 10 000. La préférence atteint 58% si seules les fourmis marquées sont incluses (831 observations).

Figure 3. Relation entre la fréquence d’utilisation de la mandibule gauche comme couteau et le nombre d’observations individuelles.

Figure 3. Relation entre la fréquence d’utilisation de la mandibule gauche comme couteau et le nombre d’observations individuelles.

Pour les fourmis marquées, il est possible de distinguer si toutes les fourmis sont légèrement gauchères, ou si la plupart sont ambidextres à l’exception de quelques-unes qui sont fortement gauchères. Bien sûr, pour savoir si une fourmi est gauchère, il faut l’avoir re-observée suffisamment de fois pour s’assurer qu’un écart à 50% n’est pas dû au hasard. Parmi les 23 fourmis observées plus de 15 fois, 19 ont utilisé leur mandibule gauche plus fréquemment que la droite (83%). Seules quatre de ces fourmis ont une préférence à gauche suffisamment forte pour sortir des intervalles de confiance d’une distribution binomiale (Figure 3). Lorsque les 82 fourmis observées sont incluses, 74% ont utilisé la gauche plus souvent que la droite.

Par contre, les fourmis non-marquées (312 observations), incluant un nombre inconnu d’individus, étaient ambidextres (49% d’utilisation de la gauche comme couteau). Les fourmis non-marquées ont une préférence hétérogène dans le temps : durant le premier jour, les 75 premières observations suggèrent une forte préférence pour la droite (61% droite), alors que les 75 dernières suggèrent une faible préférence pour la gauche (54% gauche). Un patron similaire apparaît durant le deuxième jour d’observation (55% droite pour les 80 premières observations versus 59% gauche pour les 80 dernières).

Figure 4. Relation entre la vitesse de découpe et la préférence pour une mandibule (gauche ou droite) comme couteau), et relation entre l’efficacité de découpe et la préférence.

Figure 4. Relation entre la vitesse de découpe et la préférence pour une mandibule (gauche ou droite) comme couteau), et relation entre l’efficacité de découpe et la préférence.

J’ai testé si la préférence observée chez plusieurs fourmis marquées coïncidait avec une meilleure performance. Cette analyse inclus 21 fourmis ayant plus de 15 observations et pour lesquels j’ai pu recueillir des feuilles, dont quatre fourmis ayant une préférence pour la droite. Comme mesure de performance, j’ai mesuré la vitesse de découpe (longueur de la découpe / temps de découpe) ainsi que l’efficacité de découpe (aire du fragment / temps de découpe) pour tous les fragments de feuilles recueillis (moyenne de 7.4 fragments par mesure, 309 fragments au total). Étonnamment, plus une fourmi montre une préférence forte pour utiliser une mandibule comme couteau, plus la découpe est lente et inefficace relativement aux découpes avec la mandibule utilisée la moins souvent (ces deux relations ne sont que marginalement significatives, Figure 4).

Ces premiers résultats sur la latéralité des fourmis champignonnistes suggèrent que la plupart des fourmis préfèrent utiliser la mandibule gauche pour découper des feuilles, bien que certains individus soient ambidextres. Pourtant, les fourmis ne découpent pas plus rapidement avec leur mandibule gauche. Au contraire, les fourmis découpent moins rapidement avec la mandibule qu’elles préfèrent utiliser. Ceci se produit car elles prennent plus de temps pour effectuer des découpes plus courtes. En présumant que les fourmis se comportent de façon optimale, il faut donc prédire que les fragments de feuille découpés avec la mandibule préférée auraient pris plus de temps à découper si l’autre mandibule avait été utilisée. Par exemple, la mandibule gauche pourrait être utilisée pour découper les fragments particulièrement coriaces, ou ayant une géométrie qui rend la découpe difficile, et qui prennent conséquemment beaucoup de temps à découper. La mandibule droite serait utilisée pour les découpes « faciles ». Cette hypothèse expliquerait aussi que certains individus soient droitiers, ceux-ci choisissant les fragments faciles à découper. Cette hypothèse pourrait être testée en utilisant deux types de feuilles (coriaces et tendres) dans une prochaine expérience.