La Société Française d’Ecologie (SFE) vous propose en cette rentrée de septembre le regard de Katell Guizien, chercheuse CNRS à l’Observatoire Océanologique de Banyuls, sur la connectivité et la conservation de la biodiversité marine.

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Connectivité et conservation de la biodiversité marine

Katell Guizien

Chercheuse CNRS au Laboratoire d’Ecogéochimie des Environnements Benthiques (LECOB),
UMR8222 CNRS-UPMC, Observatoire Océanologique de Banyuls

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Mots clés : connectivité, habitats, populations, biodiversité marine, préservation de la biodiversité,
aires marines protégées, trame bleue marine, dispersion larvaire
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Introduction

En fixant un objectif de protection de 10 % des océans en 2020, le Plan Stratégique pour la Biodiversité 2011-2020 impose également d’étayer ces mesures de protection par une réflexion scientifique sur la représentativité écologique de zones protégées inter-connectées (COP 10, 2010). La feuille de route est claire : la connectivité, si chère à nous autres humains sur la toile virtuelle, devient un enjeu majeur en biologie de la conservation.

De nos jours, l’essentiel des mesures de conservation de la biodiversité sont basées sur le principe de régulation des activités humaines dans des zones naturelles géographiquement délimitées, dites protégées. Ainsi se pose tout d’abord la question de la taille minimale efficace de ces zones protégées pour assurer l’objectif de conservation, à savoir la persistance des espèces au fil des générations. L’objectif de conservation dans une zone géographique renvoie au concept écologique d’habitat qui décrit un ensemble d’éléments du paysage constituant le milieu et offrant les ressources suffisantes pour permettre la survie des espèces qui le peuplent. Certains auteurs estiment qu’un habitat (parce qu’il évolue) n’implique pas une viabilité à long terme pour les espèces locales, mais au moins une viabilité à court terme (Rosenberg et al., 1997). Ainsi, de nombreuses espèces qui nous sont familières présentent des comportements migratoires au cours de leur cycle de vie entre des zones géographiques différentes, leur permettant de maintenir les fonctions nécessaires à la survie de la population que sont la croissance et la reproduction.

Dans la pratique, la taille des zones protégées varie sur plusieurs ordres de grandeur de plusieurs centaines de km2 en milieu terrestre (530 km2 pour le Parc National de la Vanoise créé en 1963, 923 km2 pour le Parc National des Ecrins créé en 1973) à quelques km2 voire quelques centaines d’hectares en milieu marin (29 km2 pour la partie marine du Parc National de Port-Cros créé en 1963, 650 ha pour la Réserve Naturelle Marine de Cerbère-Banyuls créée en 1974). Ces différences de taille semblent davantage s’expliquer par des arguments pragmatiques de mise en œuvre de la régulation que par des fondements scientifiques (écologiques). En effet, si les nécessités de migration des animaux terrestres justifient de grands espaces, il est étonnant que le caractère fortement dispersif des courants en milieu marin ait été absent de la réflexion sur l’implantation des aires marines protégées (AMP).

La circulation marine : le moteur de la connectivité en milieu marin

Ponte de gorgone rouge (Paramuricea clavata ) dans l’archipel de Riou, Marseille  (© Anthony Leydet,   www.zesea.com)

Ponte de gorgone rouge (Paramuricea clavata ), Archipel de Riou, Marseille (© Anthony Leydet, www.zesea.com)

Une grande majorité d’espèces marines libèrent leurs gamètes ou leurs larves dans l’eau (stade larvaire pour 70% des invertébrés benthiques i.e. vivant sur le fond, Thorson 1946, mais également pour la plupart des poissons). Cette progéniture sera transportée par les courants pendant une durée variable de quelques heures à quelques mois selon l’espèce avant de pouvoir au terme de son développement larvaire, soit acquérir des compétences de nage supérieures au courant pour les espèces pélagiques (i.e. de pleine eau), soit se sédentariser pour les espèces benthiques (cf. photo ci-contre et Figure 1).

Figure 1 : Schéma du cycle de vie de la plupart des espèces marines (extrait de Guizien et al.,  2012)

Figure 1 : Schéma du cycle de vie de la plupart des espèces marines (extrait de Guizien et al., 2012)

La dispersion de ces larves par les courants marins peut se distinguer de celle des particules passives par la capacité des premières à contrôler leur flottabilité ou leur chute, cette capacité étant très variable d’une espèce à l’autre et évoluant souvent avec l’âge et l’état physiologique. Les courants marins sont alors susceptibles de transporter les larves sur de grandes distances, mais peuvent également contribuer à leur piégeage dans des boucles de recirculation plus ou moins pérennes ou les évacuer vers des zones non propices à leur survie.

Par exemple, dans le Golfe du Lion, l’interaction des deux vents dominants, le Mistral à l’Est et la Tramontane à l’Ouest, avec le courant Liguro-Provençal-Catalan s’écoulant au large d’Est en Ouest (Figure 2), génère des boucles de recirculation suffisamment persistantes entre Aigues-Mortes et Agde pour favoriser la rétention de larves séjournant dans la colonne d’eau pendant plusieurs semaines au printemps (Guizien et al., 2012). A l’inverse, la plupart des larves issues des populations des fonds sableux du Roussillon seront transportées en dehors du Golfe du Lion, vers les côtes espagnoles.

Figure 2 : Carte bathymétrique du Golfe du Lion, montrant le large plateau continental délimité par l'isobathe 200 m. Les directions des vents dominants et du courant Nord (ou Liguro-Provençal-Catalan) sont également indiquées. CB et CR figurent les localisations de deux aires marines protégées incluant des zones intégrales ou sanctuaires du Golfe du Lion.

Figure 2 : Carte bathymétrique du Golfe du Lion, montrant le large plateau continental délimité par l’isobathe 200 m. Les directions des vents dominants et du courant Nord (ou Liguro-Provençal-Catalan) sont également indiquées. CB et CR figurent les localisations de deux aires marines protégées incluant des zones intégrales ou sanctuaires du Golfe du Lion.

La trame bleue marine : croiser habitat des adultes et dispersion larvaire

Cette phase dispersive peut donc avoir deux effets antagonistes sur la persistance des espèces : d’une part diminuer la persistance locale à un niveau parfois trop faible pour assurer le maintien d’une population (McLeod et al., 2009), mais aussi augmenter la persistance régionale par la distribution de l’espèce sur plusieurs sites, accroissant sa résilience aux perturbations locales et à la fragmentation de l’habitat (Foley et al., 2010). La définition d’aires marines protégées (AMP) isolées peut alors s’avérer inadaptée aux espèces dont le cycle de vie présente une phase dispersive. Ainsi, une tentative de dimensionnement d’AMP isolées basée sur le taux de rétention local dans l’AMP indique clairement que les AMP actuellement situées aux extrémités du Golfe du Lion n’ont pas la taille nécessaire pour assurer le maintien des populations d’espèces à stade larvaire dispersif (Guizien et al., 2012). Par contre, dans la zone centrale du Golfe du Lion, il serait possible d’assurer la persistance locale de nombreuses espèces dans des AMP d’environ 20 kms de rayon (Figure 3).

Figure 3 : Taille minimale d'une aire marine protégée isolée permettant la persistance d'une espèce avec un stade larvaire dispersif de 3 semaines et une ponte étalée sur 30 jours en fonction de sa localisation le long du Golfe du Lion. Les différents symboles correspondent à différents comportements de mobilité du stade larvaire dispersif (extrait de Guizien et al., 2012).

Figure 3 : Taille minimale d’une aire marine protégée isolée permettant la persistance d’une espèce avec un stade larvaire dispersif de 3 semaines et une ponte étalée sur 30 jours en fonction de sa localisation le long du Golfe du Lion. Les différents symboles correspondent à différents comportements de mobilité du stade larvaire dispersif (extrait de Guizien et al., 2012).

Il est donc primordial d’intégrer cette dimension dispersive dans l’évaluation des causes de la persistance régionale des espèces. En effet, il est possible que sur certains sites, des espèces soient favorisées par une rétention locale forte si l’habitat est de taille suffisante, ces sites pouvant alors assurer un rôle de réservoir régional pour ces espèces. Cependant, il est également possible que la taille restreinte des zones de protection soit insuffisante pour assurer la persistance locale. Ce dernier point invite donc directement l’action publique à s’interroger sur les causes du maintien des espèces dans et hors les zones de protection, en intégrant cette dimension dispersive. En effet, en cas d’absence de persistance locale, le maintien des espèces est dû à la connectivité des zones de protection avec d’autres sites dits sources, assurant la persistance régionale de ces espèces.

Ainsi, les populations des fonds sableux du Roussillon, bien que situé dans le Parc Naturel Marin du Golfe du Lion récemment créé, ne se maintiennent sans doute pas de façon isolée compte tenu du faible taux de rétention locale. Par contre, leur maintien et même leur recolonisation après des accidents démographiques sérieux sont permis par l’arrivée récurrente de larves issues de populations du Languedoc, où les mesures de protection sont réduites (Guizien et al., sous presse).

Fig. 4a : Fonds sablo-vaseux du Golfe du Lion, dominés par l’annélide polychète Ditrupa arietina (© M. Desmalades).

Fig. 4a : Fonds sablo-vaseux du Golfe du Lion, dominés par l’annélide polychète Ditrupa arietina (© M. Desmalades).


Fig. 4b : Zoom sur Ditrupa arietana au laboratoire  (© M. Desmalades et F. Charles).

Fig. 4b : Zoom sur Ditrupa arietana au laboratoire (© M. Desmalades et F. Charles).

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Actuellement, la réflexion sur la conservation de la biodiversité évolue vers la prise en compte de la connectivité entre différents habitats. Cette question scientifique est implémentée au niveau législatif en France dans les lois du Grenelle de l’environnement sur l’établissement de corridors écologiques, dite ‘trame verte et bleue’. En milieu marin, la prise en compte de la connectivité écologique est reprise sous le terme de la trame bleue marine visant à assurer une cohérence spatiale de la protection. A l’inverse de la trame verte et bleue (TVB), la trame bleue marine n’est pas à aménager, mais à identifier. Elle n’est pas bidimensionnelle (sur une surface) mais tridimensionnelle (dans un volume) et pose des difficultés de représentation. Mais surtout, l’estimation de la connectivité écologique fait débat au sein de la communauté scientifique, avec des approches méthodologiques différentes qui intègrent une ou plusieurs étapes du cycle de vie, et conduisent à des représentations parfois contradictoires de la connectivité (cf. encart).

A titre d’exemple, pour des espèces longévives, les connectivités démographique et génétiques entre populations distantes peuvent être bloquées par limitation de recrutement, lié au manque d’habitat disponible pour de nouveaux individus (migrants) issus des populations sources, alors que la connectivité hydrodynamique pourrait permettre une récupération populationnelle en cas d’accident démographique. Cependant, dans ce contexte, il est difficile de projeter la récupération effective des populations, en particulier dans leur diversité génétique. Pour cela, des expériences grandeur nature testant l’efficacité de la connectivité marine pour la résilience des populations restent à réaliser. De telles expériences renvoient aux questions éthiques de l’ingénierie écologique, et devrait être recoupées avec les expériences de mise en œuvre de la trame verte et bleue en milieu terrestre. Afin d’éviter des expérimentations inutiles, voire délétères, il me semble qu’une méthodologie préalable serait de tester des modèles théoriques de colonisation dans des simulations numériques appliquées.


Encart : Trois approches méthodologiques de la connectivité marine

La connectivité génétique est révélée dans le niveau de similarité génétique entre les populations d’un paysage. Cette similarité résulte d’un déséquilibre entre le taux de migration (tendant à homogénéiser la diversité génétique entre populations) et la dérive génétique amplifiant la dominance de certains allèles dans une population de taille finie ou la sélection naturelle conduisant toutes deux à diminuer la diversité génétique locale, et le taux de mutation tendant à augmenter la diversité génétique locale (Hamilton 2009). Il s’agit d’une connectivité réalisée intégrant le cycle de vie complet de l’espèce, et à long terme car intégrant l’histoire passée des populations.

La connectivité hydrodynamique consiste à estimer la proportion de propagules transférées d’un site à un autre. Elle repose sur la simulation numérique de la dispersion d’organismes planctoniques combinant des simulations de l’hydrodynamisme avec une description du comportement de motilité des organismes (Cowen and Sponaugle 2009). Il s’agit d’une connectivité potentielle, qui ne tient pas compte d’éventuelles limitations au cours des phases d’installation ou de recrutement. Il s’agit aussi d’une connectivité éphémère, qui ignore les limitations du succès reproductif dans la population locale à la génération suivante.

La connectivité démographique consiste à estimer le nombre de migrants s’installant dans une population. Elle repose sur le marquage d’individus ou l’identification de la filiation génétique (Levin 1990). Il s’agit également d’une connectivité éphémère mais intégrant davantage d’étapes du cycle de vie jusqu’au succès de l’installation du migrant.


Bibliographie

COP 10, 2010. Conférence des Parties de la Convention des Nations-Unies pour la Diversité Biologique, Nagoya-Japon, 2010. https://www.cbd.int/decision/cop/?id=12268

Cowen, R.K. & Sponaugle, S., 2009. Larval dispersal and marine population connectivity. Annual Review of Marine Science, 1, 443-466.

Foley M.M., et al., 2010. Guiding ecological principles for marine spatial planning. Marine Policy, doi:10.1016/j.marpol.2010.02.001

Guizien K., Belharet M., Guarini J.M., Marsaleix P., 2012. Using larval dispersal simulations for Marine Protected Area design: application to the Gulf of Lions (NW Mediterranean). Limnol. and Oceanogr. 57(4), 2012, 1099-1112 | DOI: 10.4319/lo.2012.57.4.1099.

Guizien K., Belharet M., Guarini J.M., Moritz C. (sous presse) Marine benthic metapopulations vulnerability: implications of spatially structured connectivity for conservation practice. Diversity and Distributions.

Hamilton M.B., 2009. Population genetics. Wiley-Blackwell. 407 p.

Levin LA, 1990. A review of methods for labeling and tracking marine invertebrate larvae. Ophelia 32:115–144.

McLeod E, Salm R, Green A, Almany J., 2009. Designing marine protected area networks to address the impacts of climate change. Front Ecol Environ. doi:10.1890/070211

Rosenberg D.K., Noon B.R. & Meslow E.C., 1997. Biological Corridors: Form, Function, and Efficacy. BioScience 47(10): 677-687.

Thorson G., 1946. Reproduction and larval development of Danish marine bottom invertebrates, with special reference to the planktonic larvae in the Sound (Oresund). Medr.Komm.Danm.Fisk. og Havunders. S. plankton IV(1):1-52.

Et ces trois « regards » en ligne sur cette plateforme :

Prévot-Julliard A-C., Clavel J. et P. Teillac-Deschamps, 2011. Les quatre R de la conservation. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard n°14, 22 mars 2011.

Robert A, 2011. Les petites populations – Processus démographiques, génétiques et vortex d’extinction. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard n°9, 10 janvier 2011.

Thompson J. et O. Ronce, 2010. Fragmentation des habitats et dynamique de la biodiversité. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard n°6, 18 novembre 2010.


 
Article édité et mis en ligne par Anne Teyssèdre.

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