La Société Française d’Ecologie (SFE) vous propose cette semaine le regard de Zina Skandrani, Doctorante en écologie de la conservation au Muséum National d’Histoire Naturelle, sur les pigeons bisets et la relation Homme – Nature.
MERCI DE PARTICIPER à ces regards et débats sur la biodiversité en postant vos commentaires et questions après cet article. Les auteurs vous répondront et une synthèse des contributions sera ajoutée après chaque article.
Connais-toi toi-même (Socrate)
par Zina Skandrani
Doctorante au CERSP, UMR 7204, Muséum National d’Histoire Naturelle
Mots clés : Relation Homme-Nature, domestication, évolution, adaptation, représentations sociales,
préservation de la biodiversité, animaux, valeurs, communication, Columba Livia
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L’histoire commence à l’aube, sur les falaises du Parc National de Porto Conte en Sardaigne, avec la tentative de jeter un premier regard sur leur résident ailé, le Pigeon biset (Columba livia). Il faudra plusieurs de ces matinées et de la patience jusqu’au crépuscule pour apercevoir les oiseaux de façon satisfaisante. Rapidement il devient clair cependant que l’idée initiale de s’approcher des pigeons pour des observations comportementales approfondies était illusoire. La frustration qui s’ensuit se transforme progressivement en étonnement : Comment un animal aussi cryptique que le Pigeon biset a-t-il pu évoluer pour former une des espèces de vertébrés les plus communes dans les environnements humains aujourd’hui, le Pigeon urbain ?
Une relation de réciprocité
On s’empressera de répondre que la tolérance aux humains a été sélectionnée lors de la domestication du Pigeon biset, permettant aux pigeons urbains actuels (descendants de pigeons domestiques) d’être si bien adaptés à la proximité humaine. Etant donné l’habitat rocheux et inaccessible des pigeons bisets, il est cependant probable que les humains ne purent entrer en contact avec les oiseaux, et par la suite les domestiquer, qu’à partir du moment où les pigeons bisets eux-mêmes se sont rapprochés des humains pour se nourrir dans leur champs agricoles.
Ce comportement (dit synanthropique) de recherche alimentaire dirigé vers les habitats humains (anthropisés), semble ainsi avoir été une condition préalable à la domestication des bisets. Les rennes (Rangifer tarandus), s’approchant des peuplements humains en raison de leur soif d’urine humaine (riche en sels minéraux) et initiant ainsi le processus de leur domestication, constituent un cas similaire (Digard, 1988). L’exemple le plus fameux est celui du Loup (Canis lupus), s’approchant des campements humains pour se nourrir de déchets alimentaires et offrant ainsi le point de départ pour son élevage sélectif et l’évolution de l’espèce canine.
La domestication, dans le sens de profits tirés des animaux par les humains, représente ainsi seulement une face d’un lien de réciprocité plus large entre les humains et leurs animaux commensaux, ces derniers tirant eux-mêmes avantage des humains avant et après (par le nourrissage) leur domestication. Cette relation d’interdépendance, voire de symbiose, entre humains et animaux, constitue un facteur majeur d’évolution dans la mesure où il y a réciprocité non pas uniquement dans le bénéfice mutuel qu’en tirent les humains et les animaux concernés, mais également dans l’impact de leurs relations mutualistes sur l’un et l’autre : d’une part l’émergence de nouvelles espèces ou lignées animales au cours de l’histoire et d’autre part – comme l’agriculture et l’élevage se sont accompagnés de changements dans les types de peuplements, la démographie, l’organisation sociale ou la technologie (Crabtree 1993) – la transformation de l’espèce humaine vers ce qui est considéré aujourd’hui comme les civilisations humaines.
On peut en inférer que la co-évolution (quasi symbiotique) des humains et de leurs animaux domestiques a influencé la relation utilitaire actuelle des premiers aux seconds, du moins dans la société occidentale. Ces derniers sont en effet communément catégorisés selon le bénéfice qu’ils représentent pour les humains : animaux d’élevage et de compagnie, mais aussi plus récemment, pour une évasion du quotidien, les animaux « sauvages » étant souvent les protagonistes admirés d’œuvres de fiction ou de films animaliers. En ce sens, l’image généralement négative d’animaux ré-ensauvagés, qui continuent à bénéficier des humains sans rien donner en retour, pourrait être vue comme une conséquence de la rupture du « contrat de réciprocité » millénaire.
Déconnexion de la nature, ou dérive des représentations ?
Considérons maintenant les allégations récurrentes de déconnexion de la nature et des animaux. Si celle-ci se produit au niveau des pratiques et des systèmes de représentations contemporains – les personnes se voient elles-mêmes à l’écart du Vivant qui les entoure et agissent en conséquence – il ne s’agit pas, et il ne peut pas s’agir, d’une déconnexion en soi, puisque le lien symbiotique est inscrit dans la constitution de l’homme en tant qu’espèce. Les conséquences de ces représentations de déconnexion n’en sont pas moins alarmantes, dans la mesure où les distorsions dans les auto-représentations humaines entraînent des distorsions équivalentes dans la perception de l’environnement, qu’il soit anthropique ou non.
Parce que les humains se pensent séparés de la nature, ils voient de la même manière les animaux urbains qui entretiennent des contacts soutenus avec eux, et qui sont donc perçus comme non-naturels. Un exemple frappant est la fréquente différence de discours au sujet du Pigeon urbain et du Pigeon ramier (Columba palumbus), ce dernier perçu encore dans l’imaginaire collectif comme une nouvelle recrue de la nature dans la ville. Tandis que le premier est souvent méprisé, le second est toléré avec indulgence si ce n’est clairement apprécié ; le plumage grisâtre du premier est associé à la saleté et à la pollution – on pourrait également supposer avec le béton des immeubles – alors que personne ne semble dérangé par les mêmes plumes grises du second. Que les pigeons urbains en revanche s’adaptent si bien à la ville en raison de la similitude entre leur habitat naturel et les immeubles urbains est bien sûr hors de propos.
Myopie sélective en milieu naturel
Au-delà des pigeons, les corneilles noires (Corvus corone), les mouettes rieuses (Chroicocephalus ridibundus) et les goélands argentés (Larus argentatus) connaissent en ville le même destin du label « ceci n’est pas de la nature », alors que, retournant pour une dernière fois au Parc National de Porto Conte, nous rencontrons ces mêmes oiseaux comme les plus visibles dans la réserve naturelle. Mais l’impact de la vision dualiste des humains supposés hors de la nature sur la perception des animaux poursuit inlassablement son chemin, se propageant lentement mais sûrement hors de la ville pour pénétrer même dans les espaces les plus reculés. Ainsi, les goélands n’apparaissent qu’en dernier dans la description officielle de l’avifaune du parc (panneaux d’information, dépliants, site internet), les corvidés sont ignorés et les pigeons bisets, alors même qu’ils représentent en Sardaigne une des dernières populations sauvages d’Europe (IUCN Liste Rouge des Espèces Menacées), sont également passés sous silence: sauvages ou non, ils restent des pigeons et le visiteur du parc ne doit pas être inquiété par leur présence.
Et pourtant c’est inquiétant, si l’on considère l’effondrement de plusieurs civilisations passées qui semble lié, comme l’explique J. Diamond dans son ouvrage « Collapse », à l’incapacité des sociétés à correctement évaluer leurs relations à la nature (Diamond, 2005). Dans la course du monde actuel vers toujours plus de savoir et de science, peut-être devrions-nous marquer une brève pause et nous rappeler ce conseil prodigué par Socrate il y a quelque 2500 ans : “Gnothi seauton” – Connais-toi toi-même.
Bibliographie
Crabtree, P. J. (1993). Source Early Animal Domestication in the Middle East and Europe. Archaeological Method and Theory 5: 201-245.
Diamond, P. (2005). Collapse: How Societies Choose to Fail or Succeed. New York, USA: Viking Penguin.
Digard, J-P. (1988). Jalons pour une anthropologie de la domestication animale. L’Homme 108: 27-58.
Pour en savoir plus (en français), ces six regards sur des sujets connexes :
Barbault R., 2010. La biodiversité, concept écologique et affaire planétaire. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard n°1, 10 septembre 2010.
Clavel J., 2011. L’homogénéisation biotique, une réponse aux changements globaux. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard n°16, 18 avril 2011.
Clergeau P., 2010. La biodiversité urbaine. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard n°8, 16 décembre 2010.
Julliard R., 2010. Regard sur une perruche. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard n°2, 25 septembre 2010.
Prévot-Julliard A-C, J. Clavel & P. Teillac-Deschamp, 2011. Les quatre R de la conservation. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard n°14, 22 mars 2011.
Roche B. et A. Teyssèdre, 2011. La biodiversité nous protège-t-elle contre les maladies infectieuses ? Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard n°18, 27 mai 2011.
Article édité par Anne Teyssèdre
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Cet essai sur la relation Homme-Nature, à la frontière des sciences de la vie et de l’Homme, est original et constructif car il soulève de nombreux points et questions dans les deux domaines, voire au plan philosophique. J’ai un commentaire et une réserve.
Les philosophes et les psychologues distinguent la réalité objective (disons, les faits) et la réalité subjective, telle que perçue par les individus et construite socialement (disons, les représentations mentales des faits). Sans être philosophe ni psychologue, je crois qu’il est important de reconnaître les deux faces/composantes, objective et subjective, de la relation « Homme-Nature » (ou de la relation entre humains et pigeons bisets par exemple), et de comprendre que ces deux composantes interagissent.
Zina affirme que la déconnexion (ou reconnexion) des humains à la nature ne peut concerner que les représentations, c-à-d. la composante subjective de la relation Homme-Nature. Il me semble que cette déconnexion s’applique aussi à la relation objective, c’est-à-dire aux interactions écologiques (objectives) entre les humains et leur environnement.
Les interactions entre une population humaine et telle ou telle composante de son environnement évoluent au fil du temps, en particulier avec les activités humaines; elles peuvent se raréfier ou se modifier, éventuellement au détriment des humains – ou de l’autre composante. (C’est ce qui se passe actuellement avec la raréfaction de nombreux ‘services écologiques’ fournis par les écosystèmes aux sociétés.) Qu’elle soit adaptative ou non, la reconnexion objective des humains aux diverses composantes de la nature passe largement par une reconnexion subjective, c-à-d. un changement des représentations dominantes (ex: regard sur les pigeons bisets), elles-mêmes influencées par les progrès des connaissances en écologie et par la réalité des faits (érosion actuelle de la biodiversité, au détriment notamment des humains).
Ma réserve: L’intensité de la relation objective/matérielle (mais aussi subjective) entre humains et pigeons bisets, qui s’est établie au cours des deux derniers millénaires, me semble très exagérée dans cet essai. Pour m’en tenir à la relation objective/matérielle, pendant cette période où une minorité d’humains ont élevé et fait se reproduire des générations de pigeons sélectionnés selon certains critères, à des fins principalement alimentaires, ce sont surtout les pigeons qui ont subi une sélection (dite artificielle). Tout comme pour les autres animaux d’élevage qui ne sont pas la seule source de nourriture de populations humaines, je ne pense pas qu’on puisse taxer de « quasi symbiose » cette relation tissée lors de la brève coévolution entre les deux espèces, car la survie ou la santé des humains ne dépendent pas de la présence de pigeons..
Merci pour ce commentaire.
Votre réserve m’indique que je n’ai pas été assez claire peut-être. Il ne s’agit pas dans mes propos du pigeon biset en particulier. Ce n’est pas en effet entre l’humain et le pigeon biset qu’il y a eu une quasi symbiose au cours des derniers millénaires, mais entre l’humain et les animaux qui l’entourent de manière générale; comment l’évolution de l’humain en tant qu’espèce est tributaire de sa relation réciproque et de son interaction permanente avec ces animaux.
Merci à Zina Skandrani, pour ce point de vue stimulant sur la face naturelle de la domestication. Effectivement l’humanité perturbe quantité de milieux pour créer de nouveaux milieux, anthropisés par degrés, jusqu’à la ville. Voir ces milieux anthropisés, où les humains s’emploient à limiter et circonscrire la nature, comme des milieux qui restent néanmoins écologiquement susceptibles de colonisation par les espèces vivantes, nous éclaire sur la profondeur et les aspects concrets et actuellement paradoxaux de l’antagonisme Homme-Nature. Notamment, on comprend que les espèces commensales de l’Homme présentent des caractères d’adaptation les favorisant pour cette colonisation.
Je serais plus catégorique que Zina Skandrani sur la question de la tolérance des humains vis-à-vis de cette colonisation (implantation) naturelle des milieux anthropisés, notamment par des animaux ensauvagés comme le pigeon. Ne soyons pas aveuglés par nos savoureuses hypothèses de biologistes. Certains animaux sont peut-être subtilement mieux tolérés que d’autres, tel pigeon plutôt que tel autre. Tout de même, je pense, que les animaux qui s’adaptent aux milieux anthropisés sont d’abord détestés. Souvenons-nous de tous les efforts administrativement constitués dans les villes contre les rongeurs, les insectes et les pigeons de toutes espèces, mais aussi contre les chiens et chats errants, etc. Plus récemment, des arbres, dans les villes qu’on cherche par ailleurs à verdir, sont élagués pour empêcher les nidifications des corvidés, trop bruyants et trop inquiétants. Et ces efforts sont fidèlement relayés par les habitants qui emploient volontiers le terme d’invasion et la bombe insecticide. Question : peut-on dire aujourd’hui qu’on laisserait le pigeon ramier s’installer plus que le pigeon biset ?
Là où la relation Homme-Nature est poussée au niveau de paradoxe le plus spectaculaire, c’est dans le fait que la présence du pigeon biset sauvage soit tue par le Parc naturel ! Merci à Zina Skandrani donc aussi pour son témoignage sur le monde subjectif !
Je voudrais vous remercier, Madame Skandrani, pour l’excellent éclairage que vous apportez sur les différents types de projections socio-culturelles de l’humanité occidentale sur l’animalité, et y ajouter une remarque personnelle : le règne animal a aussi été interprété, par toutes les grandes civilisations, de façon métaphysique et religieuse ; ainsi, dans les trois religions monothéistes que sont le Judaïsme, le Christianisme et l’Islam, les animaux occupent deux rôles, l’un en harmonie avec l’humanité et dans une nature sans violence, sans prédation, sans « meurtres » ( c’est la nature d’avant le péché ou, selon la formulation grecque, la « métaphusis », la « surnature » idyllique ), le second en dysharmonie avec l’humanité et dans une nature infectée par le mal.
Selon une autre tradition que celle du Monothéisme, Aristote aussi distingue deux natures, donc deux animalités et deux humanités en disant que du point de vue du vivant interne, entéléchique ( de l’A.D.N. dit-on aujourd’hui ), la violence et la mort ne sont naturelles ni pour l’humanité ni pour l’animalité, et d’ailleurs aucun de nos chercheurs modernes en Biologie et en Médecine n’a trouvé de gène de la violence et de la mort ; mais que de l’autre point de vue sur la nature, celui qui est externe, quand on observe les relations entre les individus et les espèces vivantes, il existe des rapports de force destructeurs.
Je préfère l’interprétation métaphysicienne de la nature parce qu’elle rend compte du fait écologique patent ( par exemple si bien étudié par Conrad Lorenz sur l’inter-compréhension entre les oies et l’humain ) de la connivence, c’est-à-dire d’un langage commun, entre les animaux et nous, connivence qui serait impossible si la nature n’était faite que de rapports de force . Donc votre idée qu’une civilisation se met en danger de disparaître quand elle se considère en dehors de la nature me paraît profondément juste, mais je tiens à le préciser : en dehors de la nature métaphysique, la seule vraie, la seule audible, rationnelle ; l’humain a ceci de naturel qu’il est moral, humain au sens du respect de la vie et de la défense du bien, et l’animal le comprend bien car il apprécie tant que nous le protégions contre les prédateurs faussement naturels et le soignions quand il est malade ; ce que l’humain apporte de naturel à la nature c’est la dimension de la moralité, en cela il appartient à la nature et en quelque sorte la nature lui appartient .