La Société Française d’Ecologie et d’Evolution (SFE2) vous propose ce regard de Lucas Brunet, chercheur en sociologie à l’Université de Tampere (Finlande), sur les émotions suscitées chez les écologues par la notion de services écosystémiques.
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Comment les écologues sont-ils affectés par une notion scientifique ? Un compte-rendu émotionnel de la notion de services écosystémiques
par Lucas Brunet,
Docteur en sociologie, postdoctorant à l’Université de Tampere (Finlande),
Unité de recherche ‘Politics of space and the environment’
Article édité et mis en ligne par Anne Teyssèdre
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Mots clés : Affect, émotion, écologues, sociologie, études des sciences et des techniques (science studies), services écosystémiques, science et société, recherche qualitative.
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- Introduction
- Une communauté de promesse et d’espoir
- Une approche séduisante… mais pas pour tous !
- Préoccupation, soin et hésitation
- Conclusion
- Bibliographie
- Forum de discussion sur ce regard
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Introduction
Remontant jusqu’à Platon et réaffirmée par Descartes, la séparation des émotions et de la raison s’inscrit dans une longue tradition philosophique qui façonne notre compréhension de la science. Considérées comme irrationnelles, intuitives, impulsives et subjectives, les émotions seraient incompatibles avec une pratique scientifique supposée logique, objective et impersonnelle. Pourtant, l’engagement des écologues dans la protection de la nature contraste avec l’image du scientifique froid et dépassionné. À la lumière de leur amour de la nature ou de leur désespoir face aux dégradations environnementales, on ne peut pas sérieusement considérer que les écologues ne sont pas affectés par leurs recherches.
Des auteures féministes démontrent que l’opposition entre émotion et raison constitue une stratégie pour marginaliser certaines formes de savoir, en particulier celui de groupes dominés comme c’est le cas des femmes[1]. Elles invitent à documenter l’entremêlement entre raison et émotion, et la manière dont les deux fonctionnent conjointement. Cette position a aussi été soutenue par le neurobiologiste Antonio Damasio (1994), qui a montré l’interdépendance entre les circuits neuronaux mobilisés par les émotions et par la raison.
En sciences sociales, une littérature en pleine expansion[2] documente les moments de joie que connaissent les scientifiques lorsqu’ils font une découverte, leur frustration et leur ennui lors de la réalisation de tâches répétitives, ou encore la compétition et la jalousie qui règnent entre collègues. Dans ces ouvrages, les écologues témoignent de leur plaisir à travailler dans la nature. Ils entraînent leurs corps à être affectés par divers indices laissés par certaines espèces pour les détecter (Arpin et al., 2015). Un mélange d’émotions subtil caractérise souvent leurs pratiques, se composant, par exemple, d’un amour pour leur objet d’étude, d’attachement à des problèmes pertinents pour la société et d’excitation à travailler en équipe.
[1] : Voir Rose, H. (1994). Love, power, and knowledge: Towards a feminist transformation of the sciences. Indiana University Press.
[2] : Voir Parker, J. N., & Hackett, E. J. 2014. The sociology of science and emotions. In Stets, J. E., & Turner, J. H. (Eds.). (2014). Handbook of the Sociology of Emotions (Vol. 2). Springer.. Dans la littérature francophone, voir Charvolin, F., Dumain, A., & Roux, J. 2013. Les passions cognitives: L’objectivité à l’épreuve du sensible. Archives contemporaines.
Dans cet article, j’explore la multiplicité d’affects et d’émotions dont les écologues font l’expérience à partir du cas d’étude de la notion de services écosystémiques (SE, voir le regard n°4). Définie comme « les bénéfices que les humains tirent des écosystèmes » (MEA, 2005), cette notion s’est imposée dans les recherches en écologie et en biologie de la conservation au point de devenir incontournable depuis une dizaine d’années. Je présente ici quelques éléments pour comprendre comment la notion de SE agit de manière affective et émotionnelle[3] sur les écologues et les praticiens de la conservation.
L’analyse de la multiplicité des réalités engendrées par une même pratique scientifique est désormais devenue une approche classique dans l’étude des sciences et des techniques (voir Mol, 2002). Plus généralement, je souligne dans cet article que de multiples forces affectives (séduction, répulsion, soin, hésitation) peuvent caractériser une notion scientifique et décris le rôle que ces forces jouent dans la constitution d’un champ scientifique[4].
Ce texte forme un résumé succinct et partiel d’un travail de thèse soutenu en mars 2018[5], dont les principaux résultats sont en cours de publication. La thèse est documentée par des entretiens et observations du travail des écologues et des praticiens de la conservation réalisés au sein de différents sites (laboratoires, projets articulant science et gestion, évaluation nationale des SE, parc naturel national, entreprises de gestion de foncier en milieu urbain). L’article se divise en trois parties où sont successivement explorés : 1. le pouvoir de séduction de la notion suscité par l’espoir d’arrêter la destruction de la nature, 2. le pouvoir de séduction de la notion lié à l’organisation du travail scientifique, ainsi que ses limites, 3. le travail émotionnel déployé pour faire face aux critiques et prendre soin de la notion, et les hésitations qu’il peut engendrer.
[3] : La différence entre les termes affectif et émotionnel est abondamment discutée dans la littérature. Sans revenir sur le débat, je décide de ne pas distinguer les deux termes dans cet article. Pour plus d’informations, voir Wetherell, M. 2013. Affect and discourse–What’s the problem? From affect as excess to affective/discursive practice. Subjectivity, 6(4), 349-368.
[4] : Pour la formation des disciplines scientifiques, voir Wray, K.B., 2005. Rethinking scientific specialization. Social studies of science, 35(1), pp.151-164.
[5] : Brunet, L. 2018. The affective life of Ecosystem Services. Research, science communication and nature conservation. Thèse de sociologie. Communauté Université Grenoble Alpes.
Une communauté de promesse et d’espoir
Comment sensibiliser le grand public et les décideurs politiques à la dégradation et à l’érosion croissante des espèces et des habitats naturels ? Alors que les écologues démontrent et mesurent avec toujours plus de précision l’impact de ces changements, ils constatent avec effroi l’incapacité des sociétés à y répondre. Pire, en dépit des connaissances scientifiques, les impacts sur les écosystèmes s’intensifient. L’écologie est une discipline de crise. Les récits alarmants de sixième crise d’extinction des espèces ou de changement climatique génèrent un sentiment d’apocalypse latent. Les écologues doivent supporter et composer au quotidien avec la charge émotionnelle engendrée par leurs recherches. Nombre d’entre eux s’avouent anxieux et désespérés, craignant de ne réussir ni à sauver une nature qu’ils aiment, ni à protéger les sociétés humaines d’un destin tragique.
En soulignant le lien de dépendance des humains à la nature, la notion de SE offre un espoir de solution à ces problèmes (e.g. Daily 1997 ; Teyssèdre et al. 2004). Préserver les écosystèmes n’est plus seulement une préoccupation pour les naturalistes, mais devient une question critique pour l’espèce humaine. Cette possibilité de montrer l’entremêlement entre les humains et la nature séduit de nombreux écologues. Aussi bien les écologues qui ont travaillé avec la notion que ceux qui l’ont rejetée reconnaissent son pouvoir de séduction.
La notion dissipe les sentiments d’apocalypse et d’impuissance, ainsi que la peur et l’anxiété[6], engendrés par l’entrée de l’humanité dans l’Anthropocène, nouvelle époque géologique dans laquelle les humains ont fondamentalement modifié la composition de la planète. Les écologues peuvent désormais se sentir utiles à la société et faire de l’écologie la science impliquée que certains désiraient depuis leurs tous premiers travaux.
A première vue, donc, la notion de SE rassemble un groupe scientifique émotionnellement cohérent, uni par l’espoir qu’ils placent dans la science pour résoudre des problèmes sociétaux et pour répondre à la peur de l’apocalypse. Les écologues travaillant avec la notion de SE se rapprochent d’une communauté d’espoir et de promesse (Brown, 2003).
[6] : C’est ce que je désigne par la notion de transposition des affects dans un article à paraître : Brunet, L., The affective power of numbers: assessing and valuing Ecosystem Services in nature conservation, submitted, Institute on Critical Studies of Environmental Governance, July 11, 2018 – July 15, 2018. University of Toronto.
Une approche séduisante… mais pas pour tous!
On peut ajouter d’autres raisons relevant davantage de l’organisation du travail scientifique pour expliquer le pouvoir de séduction exercé par la notion. L’adoption de la notion est facilitée par une continuité établie avec de précédents travaux. Les anciennes approches (écologie fonctionnelle, écologie du paysage, agroécologie, biogéographie, biologie de la conservation, …), concepts (traits fonctionnels, cycles biogéochimiques, réseaux écologiques, …), méthodes (modélisation, spatialisation, …) sont réinvestis dans la recherche sur les SE. La notion prolonge aussi la préoccupation sociétale et la dimension utilitaire de précédentes notions et approches (biodiversité et biologie de la conservation, voir Takacs 1996), ainsi que le constat des limites de la biosphère et de la croissance économique mondiale, soulignées par D.H. Meadows et le Club de Rome en 1972 (cf. regards n°4 et 51). En apparence simple à utiliser du fait d’objectifs, de méthodes et de concepts partagés, la notion conduit une partie des écologues à éprouver un sens de familiarité. Certains n’ont eu simplement qu’à renommer leurs recherches pour prétendre travailler sur les SE.
La notion simplifie aussi l’interaction entre les sociétés humaines et la nature, souvent au moyen de schémas. La nature est réduite en écosystèmes et la société en valeurs, perceptions et demandes des acteurs. Cette simplification est supposée faciliter les recherches sur l’interaction entre la nature et la société. De ce point de vue, la notion invite à combiner l’écologie avec l’économie et les sciences sociales. Elle répond à une appréciation du travail interdisciplinaire qui prévaut dans les institutions scientifiques modernes, où la science disciplinaire est jugée trop abstraite et idéalisée pour résoudre les problèmes rencontrés à l’interface entre la science et la société.
En fin de compte, les travaux de recherche menés sur les SE par les écologues aboutissent à une meilleure compréhension du fonctionnement des écosystèmes et de leurs interactions avec les sociétés (ce qu’un nombre croissant de scientifiques nomme désormais « socio-écosystème »). La notion renverse l’attention de l’écologie qui n’est plus seulement tournée vers les impacts des humains sur les écosystèmes, mais aussi vers l’impact des écosystèmes sur les humains. Pour certains écologues, la quantification de ces interactions, ainsi que l’utilisation d’un langage mathématique basé sur l’utilisation de modèles informatiques, promet de renforcer le statut scientifique de l’écologie et d’accroître sa crédibilité aux yeux des décideurs politiques.
Le pouvoir de séduction de la notion précédemment décrit est intensifié par une série d’affects et d’émotions relevant du pilotage de la recherche[7]. Différentes institutions politiques et scientifiques internationales (IPBES, UNEP, UICN, OCDE etc.) ont légitimé la recherche sur les SE, en publiant de nombreux rapports. Le plus emblématique d’entre eux est probablement le Millennium Ecosystem Assessment (MEA, 2005, voir le regard n°4 et sa discussion), évaluation internationale de l’état des écosystèmes et de leurs services conduite par près de 1360 chercheurs. La publication de ce rapport a déclenché un enthousiasme et une excitation pour la notion, nourrissant un véritable buzz. Simultanément, un grand nombre de chercheurs s’emparent de la notion pour bénéficier d’une meilleure visibilité internationale et d’une reconnaissance institutionnelle accrue. Ces chercheurs accèdent à des financements importants (alloués par la Commission Européenne), à de plus grandes possibilités d’obtenir une position académique ou de publier dans des revues prestigieuses, et à des opportunités de développer des réseaux internationaux de collaboration scientifique.
Pourtant, loin de fonctionner de manière linéaire et déterministe, les affects qui caractérisent la notion demeurent multiples. Les mêmes raisons qui rendaient la notion attractive suscitent le rejet pour d’autres écologues[8]. Ils critiquent la notion pour son manque d’originalité, sa sur-simplification des questions scientifiques, son opérationnalité qui demeure souvent limitée, sa faible capacité à prendre en compte les questions de la discipline écologique, son manque d’inclusivité dans les partenariats interdisciplinaires, et, surtout, son aspect utilitaire centré sur l’économie. Du côté du pilotage de la recherche, ils jugent que la notion a encouragé un manque d’honnêteté et de réflexivité sur les thématiques poursuivies, ainsi qu’une privation de liberté pourtant nécessaire à l’innovation conceptuelle.
[7] : Ces résultats sont présentés en détail dans un article à paraître : Brunet, L., Arpin, I., Peltola, T., Governing research through affects: the case of ES science, submitted.
[8] : Si peu de travaux analysent la séduction pour la notion, les critiques de la notion ont toutefois été largement détaillées. Pour un résumé des controverses, voir Barnaud, C. and Antona, M., 2014. Deconstructing ecosystem services: uncertainties and controversies around a socially constructed concept. Geoforum, 56, pp.113-123.
Préoccupation, soin et hésitation
Une fois séduits et attirés par la notion, certains écologues déploient un véritable travail sur leurs émotions et sur celles de leurs collègues pour surmonter les critiques et les rejets qu’ils rencontrent. Ces premiers promoteurs doivent convaincre de l’utilité de la notion pour résoudre les problèmes de conservation de la nature, voire de la possibilité pour l’écologie de se rendre utile à la société. Ils répondent à l’hostilité de leurs collègues avec patience et pragmatisme et cherchent à dissiper les inquiétudes suscitées par la notion[9]. Dans ce cas, la notion devient l’objet de préoccupation et de soin.
Toute une économie morale se cristallise alors autour de la question de la critique de la notion et de son utilité. Le soin et la préoccupation remplacent progressivement la critique au sein de la communauté des écologues. Pour certains écologues, la notion existe indépendamment de leur volonté. Ils jugent de leur devoir de la rendre aussi sérieuse que possible d’un point de vue scientifique et bannissent les critiques « non constructives ». D’autres écologues changent d’avis au cours du temps, notamment lorsqu’ils développent des partenariats avec des écologues travaillant sur la notion. Ils réalisent qu’il est plus utile d’œuvrer à rendre la notion opérationnelle et à améliorer son utilisation plutôt que de la rejeter. Certains plaident pour des utilisations alternatives de la notion. Au lieu d’évaluations monétaires des SE jugées parfois décevantes ou dangereuses, ils proposent d’utiliser la notion comme un outil pour communiquer sur l’interdépendance entre les humains et la nature.
L’utilité de la notion se trouve ainsi négociée. Les mauvaises utilisations, les abus et les détournements de la notion sont condamnés par des écologues qui appellent à l’utiliser avec précaution[10]. Selon eux, les controverses suscitées par la notion doivent être documentées et étudiées pour être résolues. Ils s’emploient à complexifier l’approche par les SE pour répondre aux critiques, en développant, par exemple, des analyses multicritères des SE qui ne portent pas seulement sur l’évaluation monétaire, mais aussi sur des évaluations écologiques et sociales. En résumé, ces écologues prennent soin de la notion en cherchant à rester responsables de son devenir (de la Bellacasa, 2011).
Cependant, les écologues travaillant sur la notion font rarement preuve d’un soutien aveugle envers celle-ci et en soulignent les limites. De même, ceux qui rejettent la notion, lui reconnaissent certains avantages. Par conséquent, les écologues se divisent rarement entre promoteurs de et opposants à la notion, mais occupent des positions plus diverses et ambivalentes. La plus grande partie des individus hésite à propos de l’utilité de la notion et des risques qui lui sont associés[11]. Traversés par des émotions contraires, ils doutent et rapportent leurs scrupules. Certains écologues craignent des détournements possibles de la notion tout en reconnaissant son potentiel pour la conservation de la nature. D’autres s’enthousiasment des partenariats interdisciplinaires, mais critiquent la perte d’autonomie de la science causée par le besoin de produire un savoir utile socialement.
[9] : Voir par exemple le débat suscité par la publication du Regard n°4 : Les services écosystémiques, par Anne Teyssèdre.
[10] : On peut noter que la traduction de « précaution » en langue anglaise (carefulness) rapproche le terme du soin (care).
[11] : Ce point est développé dans un article en cours de révision. Brunet, L., Arpin, I., Peltola, T. A hesitant community. Ecosystem services and the affective life of conservation professionals.
Pour répondre à certaines critiques, des chercheurs impliqués dans l’élaboration du cadre conceptuel de l’IPBES, l’organisme des Nations Unies travaillant à renforcer l’interface entre science et politique pour mieux conserver la nature, ont récemment proposé la notion de « contribution de la nature aux humains » (nature’s contribution to people, NCP)[12]. Cette nouvelle notion reprend certains aspects de la notion de SE, tout en proposant un cadre plus large. Elle permet de diversifier les relations entre l’homme et la nature considérées par la notion de SE et les systèmes de connaissance s’y rapportant.
Les écologues sont affectés différemment par la notion selon qu’ils considèrent ses impacts sur la science, la nature ou la société. Ils n’hésitent pas seulement au sujet de la pertinence et de l’appropriation de l’approche mais aussi à propos des conditions dans lesquelles la science sur les SE doit être poursuivie. La communauté d’espoir décrite précédemment pour désigner les écologues travaillant sur les SE semble finalement se muer en une communauté d’hésitation, où les enjeux associés à la notion sont examinés au cas par cas.
[12] : La notion de contribution de la nature aux humains (NCP) désigne « toutes les contributions, à la fois positives et négatives, de la nature vivante (i.e. diversité des organismes, écosystèmes, et leurs processus écologiques et évolutifs associés) à la qualité de la vie des humains » (Díaz et al., 2015).
Conclusion
S’opposant aux approches qui délaissent la teneur émotionnelle de la pratique scientifique, cet article décrit brièvement comment la notion de SE agit de manière affective et émotionnelle sur les écologues. Il montre qu’une même notion scientifique peut engendrer de multiples affects. Cette multiplicité va à l’encontre d’une approche fixiste qui prétendrait que les affects puissent être déterminés en amont. Au contraire, on voit que les manières d’interagir avec la notion de SE fabriquent différentes réalités affectives. La notion séduit, irrite, devient l’objet de soins et de préoccupations. Cette variété affective fait hésiter les écologues, qui se demandent que faire de cette notion et cherchent le bon moyen d’interagir avec elle. La communauté des écologues travaillant sur la notion de SE se décline ainsi en diverses sous-communautés affectives au travers desquelles les écologues naviguent. Tantôt, ils s’imprègnent de l’espoir de stopper la destruction de la nature ; tantôt, ils cherchent à organiser pragmatiquement et en suivant les opportunités existantes les conditions matérielles et conceptuelles de leurs recherches ; tantôt, enfin, ils s’attachent au sérieux de l’activité scientifique.
Remerciements
L’auteur remercie tous les scientifiques qui ont pris le temps de répondre à ses questions, Isabelle Arpin et Taru Peltola pour leur encadrement doctoral, ainsi que Anne Teyssèdre pour son accompagnement lors de la rédaction de ce texte et son travail d’édition.
Bibliographie
Arpin, I., C. Mounet & D. Geoffroy, 2015. Inventaires naturalistes et rééducation de l’attention. Etudes rurales (1), 89-108.
Barnaud C. & M. Antona, 2014. Deconstructing ecosystem services: uncertainties and controversies around a socially constructed concept. Geoforum, 56, pp.113-123.
Barbault R. & A. Teyssèdre, 2013. Les humains face aux limites de la biosphère. Regards et débats sur la biodiversité, SFE2 , regard n°51 du 23 novembre 2013.
Brown N., 2003. Hope against Hype: Accountability in Biopasts, Presents and Futures, Science Studies, 16/2, 3–21.
Brunet L., 2018. The affective life of Ecosystem Services. Research, science communication and nature conservation. La vie affective des services écosystémiques: recherche, communication scientifique et protection de la nature. Thèse de sociologie. Communauté Université Grenoble Alpes.
Brunet L., Arpin I. & Peltola T, en revision. A hesitant community. Ecosystem services and the affective life of conservation professionals.
Brunet L., Arpin I. & Peltola T., (article soumis). Governing research through affects: the case of ES science .
Brunet L., 2018. The affective power of numbers: assessing and valuing Ecosystem Services in nature conservation, Institute on Critical Studies of Environmental Governance, July 11-15, 2018. University of Toronto.
Charvolin F., Dumain A. & Roux, J. 2013. Les passions cognitives: L’objectivité à l’épreuve du sensible. Archives contemporaines.
Daily G.C. (Eds), 1997. Nature’s Services: social dependance on natural ecosystems. Island Press, Washington D.C., 395 pp.
Damasio A. R., 1994. Descartes’ Error: Emotion, Reason and the Human Brain. New York: Putnam.
de la Bellacasa M.P., 2011. Matters of care in technoscience: Assembling neglected things. Social studies of science, 41(1), pp.85-106.
Díaz, S., S. Demissew et al., 2015. The IPBES Conceptual Framework—connecting nature and people. Current Opinion in Environmental Sustainability, 14, 1-16.
Millennium Ecosystem Assessment (MEA), 2005. Ecosystems and Human Well-being: Synthesis, Washington DC, Island Press.
Mol A., 2002. The body multiple: Ontology in medical practice. Duke University Press.
Parker J. N. & Hackett E. J. 2014. The sociology of science and emotions. In Stets, J. E., & Turner, J. H. (Eds.). (2014). Handbook of the Sociology of Emotions (Vol. 2). Springer.
Takacs D., 1996. Ideas of biodiversity. Philosophies of paradise. Baltimore: The Johns Hopkins University Press.
Teyssèdre A., D. Couvet & J. Weber, 2004. Betting on reconciliation. In Biodiversity and Global Changes, R. Barbault, B. Chevassus-au-Louis and A. Teyssèdre (Eds), pp177-188.
Wray K.B., 2005. Rethinking scientific specialization. Social studies of science, 35(1), pp.151-164.
Wetherell M., 2013. Affect and discourse–What’s the problem? From affect as excess to affective/discursive practice. Subjectivity, 6(4), 349-368.
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Au sujet des services écosystémiques, en langue française :
Arnauld de Sartre X., Oszwald J., Castro M., Dufour S., 2014. Political ecology des services écosystémiques. PIE Peter lang, EcoPolis.
Pesche D. & P. Méral, 2016. Les services écosystémiques: repenser les relations nature et société. Quae.
Roche P., I. Geijzendorffer, H. Levrel. & V. Maris, 2016. Valeurs de la biodiversité et services écosystémiques. Perspectives interdisciplinaires. Quae, Versailles Google Scholar.
Teyssèdre A., 2010. Les services écosystémiques, notion-clé pour comprendre et préserver le fonctionnement des (socio)écosystèmes. Regards et débats sur la biodiversité, SFE2, regard n°4 du 25 octobre 2010.
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Article édité, illustré et mis en ligne par Anne Teyssèdre.
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Très intéressant. On déplore sur ces sujets qu’il y ait deux grandes conceptions qui ne semblent pas se parler :
– les opposants au concept de service écosystémique, qui parlent souvent de « néolibéralisation de la nature » (que personnellement je ne vois pas, ou pas à cause de ce concept-là). L’extraction massive des ressources est le fait de politiques productivistes, mais celles-ci sont-elles nécessairement libérales? Certaines sont « socialistes » ou s’affirment comme telles, alors…
– les partisans du concept, qui ne parlent pas assez du cadre dans lequel ils opèrent.
Bonjour,
et merci pour ce regard de sociologue sur les émotions et opinions des écologues face à ce concept très discuté de service écosystémique. Ce concept cependant est volontairement interdisciplinaire (et transdisciplinaire). Proposé pour favoriser la communication entre chercheurs de disciplines différentes, ainsi qu’entre ‘experts’ et non experts, il peut être vu comme un ‘objet-frontière’ (cf. Star et Griesemer, 1989) à l’interface des sciences de la vie et des sciences humaines, économiques et sociales, ainsi qu’un outil de concertation entre « parties prenantes » et d’aide à la décision dans les politiques publiques ou/et l’aménagement des territoires.
D’où ma question : sachant que les S.E. sont un concept transdisciplinaire, pourquoi avoir axé vos recherches sur les réactions des seuls écologues? [Si la réponse est que vous deviez nécessairement limiter le sujet de votre thèse à un groupe d’intérêt, ce qui est très compréhensible, pourquoi avoir choisi les écologues?]
A en juger -superficiellement- par la teneur des réactions au regard n°4, non seulement d’écologues (c’est la plateforme de la SFE2!) mais aussi d’économistes, anthropologues, philosophe de l’environnement, .., postés sur cette plateforme en 2010-2011, je pense qu’il serait intéressant d’étudier aussi la diversité et la dynamique des affects et opinions sur ce concept des chercheurs en SHS. Cela pourrait aussi jeter un éclairage intéressant sur la genèse du concept de « Contribution de la Nature aux humains » (NCP), récemment proposé par l’IPBES pour remplacer celui de S.E.
Des recherches ont-elles été entreprises sur cette question?
Amicalement, Anne
Merci pour ces deux commentaires.
Reconnaissant la partialité et la contingence du savoir, j’ai essayé de mener ma thèse avec un souci de soin envers la communauté des scientifiques et gestionnaires utilisant la notion de SE. Ainsi, plutôt que de chercher à défendre ou à rejeter la notion, j’ai voulu souligner où et pour qui elle pouvait être utile et où elle semblait apporter plus de désagréments que de bénéfices.
Pour répondre au commentaire d’Anne (Teyssèdre), il est vrai que j’ai avant tout cherché à documenter comment la notion la notion de SE transformait les pratiques des écologues et des protecteurs de la nature. Je pense que cette communauté a été bien plus fortement marquée par l’arrivée de la notion que la communauté des chercheurs en sciences sociales, où seulement quelques d’individus ont été concernés. Cependant, j’ai aussi conduit des entretiens avec des économistes et avec un petit nombre de géographes, sociologues et philosophes. Dans la thèse, j’ai cherché à comprendre comment les écologues avaient développé des collaborations avec de nouvelles disciplines et comment ils avaient élaboré différents dispositifs pour communiquer avec une diversité d’acteurs. Il était difficile de parler de tous ces sujets dans ce Regard et j’ai préféré me limiter à certains éléments. Je vais dire quelques mots supplémentaires au sujet des autres disciplines.
Dans la thèse, j’analyse comment l’appréciation du travail interdisciplinaire forme un affect collectif qui influence les individus dans leurs partenariats avec d’autres disciplines. Comme vous le dites, la notion de SE ouvre la possibilité d’un dialogue entre, par exemple, des écologues, d’autres chercheurs en sciences naturelles, des économistes et des chercheurs en sciences sociales. La notion de SE a tout d’abord renforcé les partenariats avec d’autres scientifiques des sciences naturelles. Pour analyser les fonctions des écosystèmes, les scientifiques des SE ont dû collaborer avec des physiciens, chimistes, géologues, etc. Ils ont travaillé avec des géographes physiques et des spécialistes des logiciels de SIG pour spatialiser les processus des écosystèmes et avec des modélisateurs et mathématiciens pour résoudre les difficultés liées à l’utilisation de larges bases de données et au fonctionnement de modèles.
Les scientifiques des SE ont aussi cherché à quantifier les perceptions et les demandes sociales pour certains SE, ou à les évaluer économiquement pour parvenir à une meilleure prise en compte de la protection de la nature dans les décisions politiques. De nombreux écologues m’ont rapporté leur difficulté à trouver des chercheurs en SHS intéressés pour travailler avec eux (voir aussi l’article de Heffernan, 2016).
Une des principales raisons semble être que ces chercheurs en SHS ont jugé que les efforts à investir n’étaient pas équitablement répartis entre les disciplines. Les chercheurs en SE ont demandé que des études quantitatives soient conduites (appréciation que l’on pourrait qualifier de quantiphilia), à la fois pour pouvoir utiliser les résultats dans leurs modèles, mais aussi pour pouvoir juger de leur validité et de la pertinence des méthodes de recherche employées. De leur côté, les chercheurs en SHS ont regretté la sur-simplification des approches développées par les scientifiques des SE, liée (ou non) à l’utilisation d’une démarche quantitative, ainsi qu’à l’utilisation de statistiques et à une démarche hypothético-déductive.
Une autre raison du manque d’attrait des chercheurs en SHS semble avoir été le jugement d’une faible pertinence de la notion pour résoudre les dégradations environnementales et les nombreuses questions éthiques soulevées par celle-ci (anthropocentrisme, monétarisation de la nature). Ce rejet de la notion s’est souvent cristallisé autour de la phobie du néolibéralisme et de la peur de mise en marché de la nature. Il est par ailleurs intéressant de constater que la poignée de chercheurs en sciences sociales qui se sont aventurés dans des partenariats interdisciplinaires pour travailler sur les SE ont été vivement critiqués par leurs collègues qui les ont accusés, par exemple, de soutenir la monétarisation de la nature.
Au contraire, grâce à une complémentarité des méthodes et une proximité de certains concepts (on pourrait dire des manières de voir pour reprendre une notion des études des sciences), les partenariats des écologues avec les économistes ont été davantage idéalisés. Certains économistes précédemment impliqués dans les évaluations économiques de la biodiversité ont déclaré que la notion de SE n’avait presque rien changé à leurs pratiques (voir par exemple l’article de Kronenberg, 2014 qui documente comment l’économie ornithologique étudiait déjà le rôle des oiseaux dans la régulation des parasites au 19ème siècle). Ils ont été affectés par le sens de simplicité et de proximité avec la notion, sens précédemment décrit dans le Regard.
D’autres économistes des SE, dont certains comptent parmi les plus célèbres, étaient initialement formés en écologie et ont utilisé la notion de SE comme une passerelle pour changer de discipline et travailler sur des thématiques nouvelles. Tentés par le pouvoir prégnant de l’économie dans la société, ils ont espéré pouvoir résoudre les problèmes environnementaux avec l’aide de la notion.
Dans le cas de cette collaboration, les écologues ont été davantage réticents à s’engager dans de tels partenariats. Certains ont suspecté et craint les conséquences politiques du rapprochement de l’écologie et de l’économie. Ils ont répété les critiques se rapportant à la dimension néolibérale de la notion ou à une éthique résolument anthropocentrique. Pour faire face à ces craintes, les promoteurs de la notion de SE ont déployé tout un ensemble de stratégies à visées rassurantes. Cependant, à l’issue de ces collaborations, certains écologues ont avoué leur déception vis-à-vis des résultats des évaluations économiques et de la manière dont elles pouvaient être utilisées dans la décision politique. Ils ont ainsi reconnu avoir porté une confiance parfois naïve dans ces évaluations.
Aujourd’hui, le buzz généré par la notion de SE semble s’éloigner. D’autres notions semblent s’y substituer et suscitent désormais l’espoir d’une partie de la communauté scientifique et les peurs d’autres chercheurs provenant de disciplines similaires ou différentes.
Bonjour,
S’il s’avérait que le concept de SE était épistémologiquement faible (voire parfaitement sophistique), toute votre analyse en serait lourdement affectée : l’affect/émotion dont il est question ne serait peut-être pas tant celui lié au concept de SE lui-même que l’affect/émotion associé à une posture déontologiquement/éthiquement (je parle d’éthique scientifique en premier lieu, mais également éventuellement d’éthique environnementale) critiquable pour ceux (les chercheurs) s’engageant dans cette voie. Le soin dont vous parlez, ne serait alors qu’une simple stratégie de défense/autojustification …
Les chercheurs s’étant positionnés sur le thème du changement climatique (épistémologiquement plus robuste) ne semblent pas être affectés de la même façon. Est-ce que ça tient au concept ou à sa robustesse ?
Par ailleurs les écologues ne sont ni des philosophes, ni des économistes : aussi, que les « opposants » aux SE utilisent comme « arguments » des termes comme « anthropocentrisme », « ultralibéralisme », « marchandisation » ne caractérise peut-être pas tant des « phobies » comme vous le dites de manière abusive, qu’une mauvaise maitrise de champ épistémiques qui ne sont pas les leurs et d’une réflexion limitée sur un sujet (les SE) dont ils se sont rapidement (et peut-être avec raison ?) détournés.
Par exemple (en réponse à Fabrice), ça m’étonnerait que les « opposants » au « concept » de SE qui utilisent « l’argument » de « néolibéralisation de la nature » soient des économistes défendant une thèse sur le sujet. Peut-être est-ce juste un mot repoussoir qui évoque certains aspects que partagent les SE avec différentes formes d’organisation économique modernes ? Ne serait-ce que le concept de commensurabilité ? Concept qui n’est pas encore utilisé en écologie …
Merci pour votre commentaire. Il a le mérite d’interroger le rôle des affects et des émotions dans le travail scientifique et de montrer que les controverses engendrées par les discussions autour de la notion de services écosystémiques ne sont pas complètement dépassées.
Un ensemble de conditions affectives (appréciation du travail interdisciplinaire, précarité liée au financement de la recherche sur projet) préexistent en effet à la notion de SE. L’objectif de l’approche présentée est de comprendre à la fois comment la notion de SE interagit avec ces conditions affectives et comment elle en tire son succès ou son rejet, et ce que la notion de SE fait faire, ou plus précisément fait ressentir, aux individus qui l’utilisent et comment elle transforme et travaille ces conditions affectives en retour. Il n’y a donc pas de dualité entre la notion et le monde, mais plutôt diverses interactions entre ce qui affecte et ce qui est affecté qui rendent la situation plus trouble et complexe. La notion de SE agit comme un opérateur qui cristallise et réfracte ces affects, et l’analyse de ce processus permet de comprendre les transformations à l’œuvre dans le champ des sciences de la conservation et de l’écologie.
Comprendre comment ces affects sont liés à la robustesse épistémologique de la notion est une question qui mériterait d’être travaillée en profondeur. Il serait intéressant de s’interroger sur ce que signifie cette solidité : comment est-elle établie, par qui, pour quelles raisons, etc. ? La notion de SE a souvent été promue pour son côté opérationnel que l’on pourrait comprendre comme une forme d’engagement épistémique : permet-elle d’y parvenir, si oui, dans quelles conditions et face à quelles difficultés, et en déclenchant quels affects ? (Brunet et al., 2018). Vous mentionnez le changement climatique. Pour essayer de poursuivre la comparaison, on peut constater que la communauté des chercheurs travaillant sur le changement climatique semble s’être rapidement rassemblée autour de la notion d’émissions de CO2 alors que la communauté des écologues semble toujours à la recherche d’une notion qui permettrait de l’unifier : est-ce le nombre d’espèces ? La biodiversité ? Les services écosystémiques ? Les chercheurs en sciences climatiques ont pourtant récemment développé la notion de « services climatiques » : quelles sont les similarités et les différences avec la notion de services écosystémiques? Ces deux notions sont-elles soutenues pour les mêmes raisons ? Affectent-elles de manière similaire les deux communautés ?
Au sujet de la controverse sur le néolibéralisme et la marchandisation de la nature, il est vrai que les écologues qui ont repris ces critiques n’étaient pas tous des experts sur le sujet. Est-ce que cela les empêche pour autant de redouter cette forme d’économisation de la nature ? La peur ne repose pas forcément sur une compréhension rationnelle et une connaissance approfondie d’un sujet, argument qui nous permet de voir qu’il peut exister de multiples relations entre affectivité et rationalité. Par ailleurs, et comme je l’indique dans le Regard, il est intéressant de constater qu’une partie de ceux qui ont relayé ces critiques et ont contribué à diffuser cette peur possèdent une double formation en économie et en écologie. Plutôt que de chercher à analyser la légitimité des critiques portées par mes interlocuteurs, je me suis intéressé à l’ambiguïté et à la complexité de leurs positions face à la critique. Cet aspect s’analyse tout particulièrement bien par l’intermédiaire des affects et des émotions qu’ils expriment à l’égard de la notion et c’est ce que ce Regard invite les écologues et les chercheurs d’autres disciplines à reconnaître.