La Société Française d’Ecologie (SFE) vous propose ce regard de Denis Couvet, Professeur d’Ecologie au MNHN et membre de l’Académie d’Agriculture, et Anne Teyssèdre, écologue et médiatrice scientifique, sur les grands enjeux écologiques, sociaux et économiques de l’agriculture au  21e siècle, et les politiques agricoles susceptibles de concilier ces enjeux.

Ce « regard » est une version révisée, augmentée et adaptée pour la plateforme SFE de l’article « Quelles politiques agricoles à l’ère de l’Anthropocène ? » de Denis Couvet, paru dans la Lettre de l’Académie de l’Agriculture n°31, février 2016.

MERCI DE PARTICIPER à ces regards et débats sur la biodiversité en postant vos commentaires et questions sur les forums de discussion qui suivent les articles; les auteurs vous répondront.

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Quelles politiques agricoles pour le 21e siècle ?

par Denis Couvet1 et Anne Teyssèdre2

1 : Membre de l’Académie d’Agriculture, Directeur du Département d’Ecologie
et Gestion de la Biodiversité (DEGB) du Muséum National d’Histoire Naturelle (MNHN),
2 : Ecologue et médiatrice scientifique, chercheuse associée au DEGB, MNHN

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Mots clés : Agriculture, alimentation, socio-écosystèmes, interactions, productivité, effets rebonds, enjeux, changement climatique, sécurité alimentaire, décalage alimentaire (diet gap), services écosystémiques, action collective, agroécologie, politiques publiques
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Introduction

Les grands changements physiques, chimiques et biologiques imposés aux écosystèmes et à la biosphère par l’intensification des activités humaines, notamment industrielles et agricoles, posent des problèmes inédits aux sociétés, donc à leurs politiques publiques. Toutes les politiques sectorielles sont concernées.

Nous explorerons ici à grands traits les conséquences potentielles de ces changements sur les politiques agricoles, à la lumière d’une réflexion qualifiée de systémique c.-à—d. en examinant les effets indirects et rétroactions possibles de ces politiques sur la dynamique des systèmes socio-écologiques (ou socioécosystèmes) concernés, à travers des mécanismes sociaux, environnementaux et économiques. Sachant que des rétroactions non anticipées (entre composantes des socio-écosystèmes) peuvent réduire l’efficacité, voire contrecarrer les intentions des politiques publiques, une telle approche s’impose. Notre hypothèse étant que l’intensité de ces rétroactions, bien différentes des intentions, augmente aujourd’hui avec celle des pressions humaines sur les écosystèmes et la biosphère.

Des progrès techniques aux effets rebonds

A l’échelle d’une parcelle agricole, diverses options techniques concourent à réduire les impacts directs de l’agriculture sur l’environnement. En particulier, réduire l’utilisation d’intrants tels que pesticides et engrais synthétiques (et donc leurs effets sur les réseaux écologiques locaux), ou celle de machines agricoles et autres techniques de production très consommatrices d’énergie (donc émettrices de gaz à effet de serre, GES). Une autre piste vise à augmenter les rendements agricoles afin de limiter la déforestation (Green et al. 2005). L’agriculture de précision, l’agriculture écologiquement intensive, affichent ces priorités techniques. Leur logique est de diminuer l’impact environnemental de chaque unité agricole produite.

A une échelle plus large, cependant, toute augmentation « à la marge » (e.g. par parcelle) de l’efficacité environnementale des pratiques agricoles peut paradoxalement conduire à une augmentation globale des impacts environnementaux. En d’autres termes l’effet direct, à l’échelle de la parcelle, ne préjuge pas de l’effet global, qui peut s’avérer contraire via certaines boucles de rétroaction systémiques ou « effets rebonds ».

L’effet rebond des progrès techniques sur la consommation et la production a été mis en évidence dès 1865 par l’un des fondateurs de l’économie néo-classique, Stanley Jevons. Il s’agit d’un mécanisme marchand, dont le principe est simple : Toute amélioration d’une technique, d’un système de production, consistant en une réduction des coûts de production (par exemple parce que moins d’énergies fossiles sont utilisées), elle se solde par une baisse du prix de vente sur le marché des produits concernés, ce qui stimule la demande de ces produits et conduit donc à une augmentation de leur production (Jevons, 1865).

Bien documenté par l’étude des améliorations techniques des deux derniers siècles, la prise en compte de ce mécanisme dans les politiques énergétiques est fondamentale (Saunders, 1992; Alcott, 2005). Elle l’est également dans l’élaboration des politiques agricoles (e.g. Desquilbet et al., 2016). L’enjeu est de réduire cet effet rebond afin que les politiques ne conduisent pas in fine à une augmentation des impacts sur les écosystèmes et les sociétés.

Fig 1 : Le paradoxe de Jevons, illustré par l'effet d'une baisse des prix des carburants sur la demande/consommation de carburants. © CC BY-SA-4.0

Le paradoxe de Jevons, illustré par l’effet d’une baisse des prix des carburants sur la consommation. © CC BY-SA-4.0

L’importance de cet effet rebond dépend de facteurs socio-économiques : élasticité* de la production et de la demande des produits considérés, productivité, sécurité alimentaire… Il résulte de manière comptable du gain environnemental par unité (de ressource ou d’énergie) produite et de l’augmentation du nombre d’unités produites. Toute amélioration technique – qu’elle augmente les rendements agricoles, réduise les coûts de production, ou permette une meilleure résistance à des stress environnementaux (sécheresse, humidité..) – est susceptible de favoriser cet effet rebond. Ainsi, le développement de nouvelles variétés végétales facilitant la culture (qu’elles soient obtenues par sélection, transgénèse ou mutation dirigée), en réduisant coûts de production et/ou prix de vente, stimule l’utilisation -voire la monoculture- sur de grandes surfaces de ces variétés, ainsi que le défrichement d’autres terres pour les cultiver.

Quelles politiques publiques pour réduire les effets rebonds ?

L’ampleur des impacts de l’agriculture mondiale sur la biodiversité et le fonctionnement des écosystèmes (e.g. Tilman et al., 2001 ; Teyssèdre et Couvet, 2007) oblige aujourd’hui à considérer très sérieusement les effets rebonds des innovations techniques sur la production agricole, c.-à-d. à identifier des pistes pour réduire ces effets.

Un levier économique bien connu, mais rarement mis en œuvre dans les politiques publiques, consiste à « internaliser » les coûts environnementaux dans les coûts de production, et donc dans les prix de vente des produits. Si les prix des produits agricoles et agroindustriels reflétaient les coûts environnementaux -et sanitaires- associés, cela devrait réduire la demande de ces produits, dont principalement celle des plus « impactants » en termes d’émission de GES ou/et de surfaces cultivées – et donc la consommation de viande dans les pays riches, par exemple. En outre, cela devrait rendre compétitives, au plan économique, des cultures alternatives telles que légumineuses, cultures à bas niveaux d’intrants, etc., et donc favoriser la culture de ces espèces moins « impactantes ».

Au plan juridique, des normes plus drastiques sur la qualité de l’eau, de l’air, de la biodiversité, des émissions de GES (ce que nous appellerons par la suite « qualité des écosystèmes »), semblent nécessaires pour éviter ces effets rebonds, assurer les bénéfices environnementaux des inventions techniques. Cette option (tout comme la précédente) se heurte cependant à la faible acceptation des politiques de régulation par les acteurs socio-économiques, scientifiques, politiques – voir les réactions et manifestations récentes contre les propositions de nouvelles normes environnementales, écotaxes, principes de précaution…

De manière générale, il importe de reconnaître les limites des nouvelles technologies et l’inefficacité des marchés en l’absence de régulation dans l’intérêt collectif. Des gains attendus pour le consommateur, en termes de prix, peuvent ne pas compenser les coûts supplémentaires pour le citoyen, en termes de dégradation des écosystèmes et de sécurité alimentaire (voir plus loin). En outre, le « verdissement » des modes de vie individuels, s’il est partiel, peut rester sans effet à l’échelle globale, via un effet rebond similaire à celui décrit ci-dessus (Alcott, 2008). Dès lors, l’information des acteurs socioéconomiques sur les mécanismes et enjeux systémiques, en favorisant l’anticipation des effets indirects ou rebonds suscités par leurs pratiques individuelles hors régulation collective, semble une condition nécessaire à l’adoption de politiques publiques efficaces.

Quels nouveaux enjeux pour l’agriculture ? Quelles nouvelles formes d’organisation ?

Face à l’ampleur et à la diversité des pressions humaines sur la biosphère, une opportunité majeure pour les sociétés est de considérer que la qualité des écosystèmes, plutôt qu’une contrainte, est une opportunité socio-économique pour l’agriculture. Cette dernière doit dorénavant jouer un rôle majeur non seulement dans la production de denrées agricoles, mais aussi dans la préservation de nombreux autres « services écosystémiques » associés au fonctionnement des agrosystèmes : stockage de carbone, purification de l’eau et de l’air, contrôle biologique des ravageurs, …

Il s’agit donc de développer des formes d’agriculture compatibles avec le maintien de réseaux diversifiés d’espèces en interaction – végétaux, insectes, oiseaux, mammifères, … – responsables de ces propriétés. Puisque la biodiversité est un facteur de stabilité et de résilience des écosystèmes (e.g. Loreau et Mazancourt, 2013), ménager la biodiversité dans les paysages agricoles doit permettre de réduire durablement l’utilisation globale de fertilisants et pesticides -délétères pour les réseaux trophiques locaux, les milieux aquatiques environnants, la santé humaine…-, de même que l’érosion des sols (via le maintien de haies par exemple). Les avantages socio-économiques de tels changements systémiques devraient être massifs, bien plus importants que ceux visant à une augmentation de la production agricole, si l’on en croit l’évaluation faite à l’échelle de la Grande-Bretagne par Bateman et al. (2013).

(c) Anne Teyssèdre

Paysage agricole © Anne Teyssèdre

La préservation ou restauration, par les agriculteurs, des fonctions écologiques réalisées par les agrosystèmes, passe probablement par la rémunération de pratiques agricoles favorables à ces fonctions (c.-à-d. à l’intégrité fonctionnelle des agrosystèmes), rémunération qui doit être significative par rapport aux bénéfices de la production agricole. Ainsi, le revenu des agriculteurs pourrait à terme rémunérer non seulement leurs activités de production agricole, mais aussi celles de maintien ou restauration de fonctions écologiques, de la biodiversité des paysages agricoles (Daily et al. 2000 ; Teyssèdre et al. 2004).

Rappelons quelques réussites locales importantes, telles celles des contrats de « paiements pour services environnementaux » (PSE) proposés par les villes de New York, Pékin et Munich aux agriculteurs des bassins versants respectifs, en réaction à la pollution des nappes phréatiques qui alimentaient auparavant ces trois grandes villes en eau potable (e.g. Grolleau et McCann, 2012 ; Zheng et al., 2013). En offrant un revenu supplémentaire significatif aux agriculteurs (supérieur à 50 % dans le cas de Pékin), ces mesures favorisent la restauration fonctionnelle des bassins versants.

L’exemple des PSE proposés par la société Vittel aux agriculteurs du bassin-versant éponyme est en revanche moins probant, car s’ils ont un effet positif sur le fonctionnement du bassin versant et la biodiversité locale, ces PSE conduisent aussi à la production et à la distribution à grande distance d’eau en bouteille, avec un ‘bilan carbone’ élevé.

Les atouts de l’agroécologie

Une agriculture ménageant la biodiversité et le fonctionnement des écosystèmes, ou « agroécologie », suppose vraisemblablement de réorganiser les formes d’agriculture locales pour mieux combiner production agricole et qualité des écosystèmes. D’autres options proches existent : agriculture familiale, biologique, permaculture, circuits courts, sélection participative,…    Pour résumer, en étant associée au développement de paysages multi-fonctionnels (c.-à-d. assurant des fonctions écologiques variées), en relation avec des systèmes agraires diversifiés, l’agroécologie assure non seulement la fonction sociale première de l’agriculture, l’alimentation, mais doit aussi permettre d’assurer d’autres fonctions écologiques, de mieux répondre aux aléas environnementaux, et de freiner l’érosion de la biodiversité.

L’enjeu cependant est de s’affranchir des verrous socio-techniques contraignant l’organisation de l’agriculture, tels que la nécessité pour les agriculteurs de répondre aux exigences de fonctionnement de la filière agro-industrielle, c.-à-d. de fournir, à un instant donnée et en quantités importantes, des bioproduits de forme, taille et autres caractéristiques standardisées adaptés aux outils industriels actuels, qui traitent de gros volumes. Ces verrous rigidifient les systèmes agricoles, obérant leurs possibilités d’adaptation aux changements sociaux et environnementaux (voir Vanloqueren and Baret, 2009).

Dans cette optique générale de préserver la biodiversité et les fonctions écologiques des agro systèmes et écosystèmes alentour, les entreprises sont concernées et pourraient devoir innover pour s’adapter à ces nouvelles formes d’agriculture. De manière générale, ces problèmes concernent tout autant agriculteurs et urbains qu’industriels et autres acteurs socioéconomiques, ce qui soulève des enjeux complexes de comptabilité environnementale (Féger, 2016, voir aussi Burylo et Julliard, Regard SFE n°36, 2012). Les expérimentations par essais, erreurs, seront nécessaires, et les acteurs de terrain auront un rôle décisif. Il importe de favoriser les initiatives des acteurs, leur diversité.

Intégrant la logique de l’ensemble de la filière agro-alimentaire, du producteur jusqu’au consommateur, des initiatives telles que les plans alimentaires territoriaux des villes de Bordeaux et de Nantes, ou le mouvement international ‘slow food’ (http://www.slowfood.com/sloweurope/en/), sont évidemment intéressantes dans le domaine.

 


 Lever les verrous systémiques : agroécologie, action collective et espaces protégés

Le développement de l’agroécologie passe très probablement par l’action collective et par un ancrage territorial. Face aux diverses boucles de rétroaction qui stabilisent les pratiques agricoles et filières agroalimentaires dominantes, les initiatives individuelles d’agriculture alternative, non intensive, ont peu de chances de succès et sont un moteur insuffisant. Pour briser ces boucles de rétroaction, l’agro-écologie doit être mise en œuvre à une échelle suffisamment large, dans l’espace comme en termes d’organisation. Ceci pour plusieurs raisons.

Réserve de Biosphère de Fontainebleau et du Gâtinais

Réserve de Biosphère de Fontainebleau et du Gâtinais
© Catherine Cibien

Au plan écologique et biogéographique, parce que la mise en œuvre de mesures et pratiques agroécologiques à l’échelle des paysages réduit les effets de voisinage négatifs (e.g. : pas de diffusion de pesticides entre parcelles adjacentes) et bénéficie à l’inverse du voisinage d’autres parcelles agroécologiques (abondance et diversité des pollinisateurs, des oiseaux contrôleurs des cultures, etc..) non seulement à l’échelle des exploitations mais à celle plus large des paysages agricoles et de la région (interactions entre écosystèmes et déplacements d’organismes à l’échelle des paysages et régions, favorable à la biodiversité et au fonctionnement des écosystèmes régionaux).

En termes d’organisation : D’une part, pour que les filières agro-écologiques atteignent une taille critique permettant de faire sauter les « verrous socio-techniques » (Vanloqueren et Baret, 2009) – alias boucles de rétroaction stabilisatrices – liés au système technologique et économique tel qu’il se déploie actuellement. D’autre part, la mise en œuvre de cette agroécologie sera aussi favorisée par des processus participatifs associant l’ensemble des acteurs de la filière, impliquant le changement des méthodes habituelles de sélection des semences, de contrôle des ravageurs, de transformation et commercialisation… On peut y voir un potentiel significatif de création d’emplois correspondant à différents savoirs, aussi bien académiques et analytiques que vernaculaires et holistiques.

Sachant que de nombreux types d’espaces dits protégés – Parcs Naturels Régionaux, Parcs Nationaux, Réserves de Biosphère, sites Natura 2000 pour l’Europe – ont pour objectif déclaré de concilier (dans des zones dites de transition ou d’adhésion, pour les deux types de Parcs et les réserves MAB) préservation de la biodiversité et activités socioéconomiques non agressives pour l’environnement, dans une démarche impliquant l’ensemble des acteurs locaux, ces aires protégées pourraient s’imposer non seulement comme sites pilotes mais aussi comme « noyaux » foyers de développement de l’agroécologie.


 

Production agricole, effet rebond et décalage alimentaire

Face aux effets rebonds des progrès techniques sur la production agricole et à l’augmentation attendue de la population humaine mondiale d’ici 2050, une question importante s’impose : Faut-il augmenter la production agricole, dans tous les pays ?

Augmenter la production agricole pour répondre aux besoins physiologiques des populations mal-nourries ne fait évidemment pas partie des effets rebonds à éviter. Mais on peut s’interroger sur les avantages d’une augmentation de la production dans les pays riches lorsque celle-ci se concentre sur la production (et la consommation) de biocarburants, protéines animales « superflues » (au-delà des besoins physiologiques), calories vides* et autres bioproduits dont l’utilité sociale peut être questionnée, et dont la production entre en compétition -spatiale et socio-économique- avec celle de produits alimentaires de base, causant un « décalage alimentaire » (« diet gap ») délétère au plan social et environnemental.

L’analyse des systèmes actuels de production confirme l’existence d’un ‘décalage alimentaire’ important. Ainsi, dans le Middle-west des Etats-Unis, au Brésil et en Argentine, les cultures principalement de maïs et soja (souvent transgéniques) sont pour l’essentiel destinées à l’alimentation des animaux d’élevage (bœuf, porcs, poulets) de l’ensemble du monde, et à la production de biocarburants (Foley et al. 2011). Dans le Nord de l’Europe, c’est la moitié des cultures qui ne sont pas directement destinées à l’alimentation humaine.

Selon Cassidy et al. (2013, voir aussi West et al., 2014), la réduction de ce ‘décalage’ alimentaire pourrait permettre de nourrir jusqu’à quatre milliards d’humains supplémentaires – i.e., si l’ensemble des cultures alimentaires (food crops) étaient destinées aux seuls humains. Avec une hypothèse plus modérée, diviser par deux la consommation mondiale actuelle de viande (d’animaux nourris par les cultures végétales) devrait permettre de nourrir deux milliards d’humains supplémentaires.

A ce ‘décalage alimentaire’ (‘diet gap’), réduction des apports nutritionnels de la production agricole prévisible en amont, lors du choix des cultures et de leur destination première – animaux d’élevage, humains ou machines – s’ajoute en aval un ‘gaspillage alimentaire’ (‘food waste’), qui correspond quant à lui aux pertes dues à la dégradation et au rejet des produits agricoles tout au long du circuit allant de leur production à leur consommation, en passant par leur transformation, transport, stockage et distribution. Bien que difficiles à chiffrer, ces pertes pourraient atteindre ou dépasser 30% de la production agricole actuelle mondiale (Parfitt et al. 2010 ; Kummu et al. 2012) ; leur division par deux pourrait alors permettre de nourrir plus de 1,5 milliards d’habitants supplémentaires.

(c) A. Teyssèdre

© A. Teyssèdre

L’adoption par les sociétés de régimes alimentaires sobres en protéines animales (régime méditerranéen par exemple) pourrait améliorer le bilan environnemental de l’agriculture, réduisant de quelques 30 % les émissions de GES et épargnant jusqu’à 30% des terres occupées, avec des effets bénéfiques en outre sur la santé, même si les données demandent à être étayées (Tilman et Clark, 2014).

Indépendamment de toute intervention publique, les initiatives de la société civile, par des modes de consommation alternatifs, pourrait réduire le ‘décalage alimentaire’. Ces initiatives sont peut être déjà en train de bouleverser les systèmes de production. Il reste à déterminer si leurs effets seront assez rapides, par rapport à la progression des problèmes environnementaux.

Retenons de ces initiatives que l’on ne peut ‘naturaliser’ la demande alimentaire. Les consommateurs peuvent faire des choix prenant en compte leurs conséquences systémiques, lorsqu’ils en ont la possibilité. Pour accompagner et développer ces initiatives citoyennes, les collaborations entre scientifiques et acteurs socio-économiques sont précieuses. S’appuyant sur et vulgarisant les notions de « métabolisme territorial »* (ou sociométabolisme*) et de gestion territoriale des ressources, elles favorisent l’adoption par les acteurs –agriculteurs, industriels, consommateurs- d’outils analytiques permettant d’évaluer les impacts environnementaux des pratiques agricoles et des produits consommés, tels que les analyses de « cycle de vie » (ACV*) des produits agricoles.

Sécurité alimentaire et indépendance agricole des pays pauvres

Réduire le décalage et le gaspillage alimentaires dans les pays riches (cf. ci-dessus), et en relation limiter la production agricole dans ces pays, devraient avoir des conséquences favorables pour la sécurité alimentaire à l’échelle mondiale, ceci pour des raisons climatiques, écologiques et socio-économiques. D’une part, l’atténuation du changement climatique mondial permise par cette modération de la production -et des émissions de GES associées- devrait favoriser au premier chef les pays souffrant d’insécurité alimentaire, souvent les plus exposés et les plus vulnérables à ce changement. Dans ces pays, elle devrait notamment bénéficier aux agrosystèmes et aux ressources en eau, plus que menacés actuellement par le réchauffement climatique.

D’autre part et « toutes choses égales par ailleurs » (c.-à-d. notamment en faisant abstraction du changement climatique), en augmentant les prix des denrées alimentaires exportées, une réduction de la production agricole dans les pays riches devrait réorienter les consommateurs des pays pauvres vers une production plus locale, bénéfique aux agriculteurs locaux. Globalement, confrontés à des conditions climatiques et agronomiques moins drastiques et exposés à une demande locale accrue de denrées alimentaires, les agriculteurs des pays pauvres devraient bénéficier d’une réduction de la production agricole des pays riches.

Il faut le souligner : Un enjeu fondamental, au plan social et politique, est le devenir du milliard d’agriculteurs présents aujourd’hui en Afrique et en Asie. Ne se préoccupant que de production, l’augmentation rapide et importante de la productivité du travail agricole dans ces régions pourrait avoir des conséquences politiques dramatiques, si elle génère un exode rural massif. Emprunter le chemin technologique qu’a pris l’agriculture des pays de l’OCDE, consistant à remplacer des emplois d’agriculteurs par des emplois plutôt qualifiés par les savoirs universitaires -dans la production d’intrants et de chaîne de transformation de plus en plus sophistiqués-, pourrait avoir des conséquences socio-politiques dramatiques pour les agriculteurs de ces régions (voir Dorin et al, 2013) – et accessoirement renforcer la pression migratoire dans les pays riches.

A l’inverse, combinant innovations techniques, écologiques et sociales (notamment, rémunération et valorisation sociale de pratiques préservant les fonctions écologiques des agrosystèmes et paysages agricoles), exigeante en main d’œuvre, s’appuyant sur les savoirs pratiques autant qu’académiques, l’agro-écologie semble une option intéressante pour ces agriculteurs, que les politiques agricoles devraient stimuler – l’importance accordée aux fonctions écologiques étant censée avoir des effets positifs sur le maintien de la biodiversité et l’atténuation du changement climatique.

Agriculture bio en Tunisie. (c) Association de Sauvegarde de l'Oasis de Chenini - ASOC

Agriculture bio en Tunisie.
© Association de Sauvegarde de l’Oasis de Chenini – ASOC

Pour les urbains de ces pays, les conséquences sont plus complexes. Elles dépendent des avantages d’une moindre insécurité climatique, d’une agriculture locale plus florissante, de leur exposition aux cours mondiaux des denrées agricoles. Exposition susceptible d’être fortement modérée par des politiques nationales[1]. En résumé, une amélioration des techniques visant à l’augmentation de la production dans les pays riches sans se préoccuper des conséquences sociales et environnementales indirectes, dans les pays plus pauvres, devrait avoir des effets pervers sur la sécurité alimentaire. Plutôt que le volume de la production, c’est le devenir du décalage et du gaspillage alimentaires, de la juste distribution de la production agricole, qui sont sans doute les facteurs majeurs déterminant la sécurité alimentaire.

[1] L’absence de famine dans les démocraties constatée par Sen (2003), et à contrario le cas de la famine en Irlande au 19e siècle -aggravée par l’exportation de denrées alimentaires vers l’Angleterre pendant cette période-, confortent cette hypothèse.

Perspectives

Les options ‘technologique’ et ‘agroécologique’ diffèrent par les acteurs du changement, les forces motrices privilégiées, par l’importance accordée à l’optimisation de la production –selon quels critères ?-, au devenir des agriculteurs, aux savoirs pratiques et plutôt holistiques (vs universitaires et plutôt analytiques) et aux manières d’assurer la sécurité alimentaire.

Quelle que soit l’option choisie, chercheurs et autres experts ont la responsabilité cruciale de développer une réflexion interdisciplinaire exigeante afin d’anticiper, d’éclairer les conséquences systémiques de toute option, de dégager la hiérarchie des difficultés, environnementales, économiques, politiques. Toute approche systémique souligne les difficultés à (et les enjeux de) préserver la qualité des écosystèmes, combiner les intérêts des producteurs et des consommateurs, des pays riches et des pays pauvres, maximiser les bénéfices sociaux et environnementaux des innovations techniques, l’importance des innovations de type social telles que la rémunération des pratiques préservant le fonctionnement des écosystèmes (voir Grolleau et McCann, 2012, pour la restauration écologique des bassins-versant de New York et Munich), anticiper les problèmes environnementaux. Sachant que chaque expert n’a qu’une compréhension très limitée du système, et doit se confronter aux connaissances des autres, l’expertise collective et contradictoire semble indispensable pour éclairer des questions aussi complexes (Roqueplo, 1997), avancer dans les propositions.

 


Glossaire

Analyse du cycle de vie (ACV) d’un produit : Inventaire et mesure des quantités de matières premières et d’énergie dédiées à l’ensemble du cycle de vie d’un produit (ou service), de sa fabrication à sa destruction en passant par sa transformation, son transport et son utilisation, ainsi que des impacts sur l’environnement associés à chacune de ces phases.

Calories vides : Valeur énergétique des aliments et boissons ne contenant aucun nutriment indispensable à la santé tels qu’acides gras essentiels, protéines/acides aminés, vitamines et oligoéléments. Ces aliments de basse valeur nutritionnelle – dont la surconsommation dans les pays développés et émergents est un problème de santé public – sont principalement des produits transformés riches en matières grasses, sucre ou/et alcool, et constituent une grande partie des produits agro-industriels.

Elasticité : En économie, l’élasticité mesure la variation d’une grandeur provoquée par celle d’une autre grandeur (l’élasticité est alors le quotient des variations relatives de ces deux grandeurs). Ainsi, l’élasticité de la demande d’un produit par rapport à son prix de vente sur le marché est le quotient de la variation relative de la demande sur celle de son prix de vente. Par exemple, si une réduction de 10% du prix de ce produit cause une augmentation de 12% de la demande, l’élasticité de la demande pour ce produit est (d’environ) -1,2.

Métabolisme territorial / Sociométabolisme : [Néologisme, utilisé en géographie et autres sciences sociales.] Par analogie avec le métabolisme d’un organisme, qui mesure l’intensité des processus de synthèse (anabolisme) et dégradations (catabolisme) biochimiques nécessaires au fonctionnement et donc à la survie de cet organisme, le « métabolisme » d’une société humaine mesure les flux de matières et d’énergie mis en jeu par le fonctionnement de cette société, inscrite dans un territoire donné. (Voir un prochain regard sur ce sujet.)


 

Bibliographie

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Pour en savoir plus (textes et vidéos) :

Ces trois brèves vidéos, exposés de Denis Couvet sur les impacts, enjeux et politiques agricoles:

. Quels impacts et enjeux de l’agriculture?
. Qu’est-ce que le décalage alimentaire (diet gap)?
. Quelles politiques agricoles pour le 21e siècle ?
Vidéos extraites du projet multimédia ‘SocioEcoSystèmes’, coproduit par le R2DS et l’IPSL en 2016-2017 (projet en cours). Réalisation: A. Teyssèdre.

Ces articles vulgarisés des mêmes auteurs, sur l’approche systémique et les effets rebonds :

Couvet D. et A. Teyssèdre, 2015. Systèmes. Pp. 962-966 in Dictionnaire de la Pensée Ecologique, D. Bourg et A. Papaux eds, P.U.F., septembre 2015.

Teyssèdre A., 2008. Environnement : Frugalité non ordonnée n’a pas d’effet. Le Monde, supplément Economie, 1er avril 2008, page VI.

Teyssèdre A., 2008. Les scénarios climatiques du GIEC pèchent par optimisme. Vertitude n°31, juillet-septembre 2008, pp. 24-26.

Teyssèdre A., 2015. Boucles de rétroaction. Pp. 103-108 in Dictionnaire de la Pensée Ecologique, D. Bourg et A. Papaux eds, P.U.F., septembre 2015.

Teyssèdre A. et D. Couvet, 2015. Services écosystémiques. Pp. 929-933 in Dictionnaire de la Pensée Ecologique, op.cit.

Ce livre des mêmes auteurs :

Couvet D. et A. Teyssèdre, 2010. Ecologie et biodiversité, des populations aux socioécosystèmes. Belin, Paris.

Et ces “regards et débats sur la biodiversité”, en ligne sur cette plateforme SFE :

Barbault R. et A. Teyssèdre, 2013. Les humains face aux limites de la biosphère. Regards et débats sur la biodiversité, SFE,  Regard n°51, 23 novembre 2013.

Barot S et F. Dubs: Les écosystèmes du sol. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard n°28, 17 février 2012.

Cibien C. et M. Atramentowicz. Le MAB et les réserves de biosphère, à la recherche de relations durables entre nature et société. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard n°7, 6 décembre 2010.

Doré T., 2011. La biodiversité, atout pour l’agriculture. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard n°24, 22 novembre 2011.

Flipo F., 2014. Les nouvelles TIC favorisent-elles la transition écologique ? Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard n°57, 28 mai 2014.

Papy F. et I. Goldringer: La biodiversité des champs. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard n°21, 22 septembre 2011.

Pison G., 2012. Dynamique de la population mondiale. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard n°33, 13 juin 2012.

Storup B. et C. Neubauer. Agriculture et sciences citoyennes : Quelles orientations pour la recherche sur la biodiversité cultivée ? Regards et débats sur la biodiversité, SFE,  Regard n°35 , 4 septembre 2012.

Teyssèdre A., 2010. Les services écosystémiques, notion clé pour explorer et préserver le fonctionnement des (socio)écosystèmes. Regards et débats sur la biodiversité, SFE,  Regard n°4, 25 octobre 2010.

Teyssèdre A. et D. Couvet, 2011. Biodiversité et science participative, de la recherche à la gestion des écosystèmes. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard n°11, 6 février 2011.

Thompson J. et O. Ronce. Fragmentation des habitats et dynamique de la biodiversité. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard n°6, 18 novembre 2010.

Article édité par Sébastien Barot, mis en ligne par Anne Teyssèdre.

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