La Société Française d’Ecologie (SFE) vous propose cette semaine le regard d’Isabelle Olivieri, Professeur de Biologie évolutive à l’Université de Montpellier 2, sur la biodiversité, l’évolution et la recherche.
MERCI DE PARTICIPER à ces regards et débats sur la biodiversité en postant vos commentaires et questions après cet article. Les auteurs vous répondront et une synthèse des contributions sera ajoutée après chaque article.
Extinction, adaptation, spéciation…
Regard sur la biodiversité, l’évolution et la recherche
par Isabelle Olivieri
Professeur de Biologie évolutive à l’Université de Montpellier,
Grand Prix de la SFE 2012
Mots clés : évolution, populations, mécanismes, génétique, adaptation, spéciation, modélisation, changements globaux,
sociétés, préservation de la biodiversité, recherche fondamentale, recherche appliquée
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Les êtres vivants ont toujours vu leur habitat se transformer, par exemple du fait de changements climatiques passés (cf. par ex. les regards n°10, 39 et 40 sur cette plateforme). Les transformations d’habitats auxquelles sont actuellement soumises les espèces contemporaines sont accélérées et amplifiées par les activités humaines (cf. par ex. les regards n°4, 6, 21 et 30).
L’évolution récente des paysages se caractérise en particulier par une fragmentation croissante, une augmentation des surfaces d’habitats plus ou moins profondément transformés par l’Homme, et l’introduction de cultures et d’espèces exotiques susceptibles d’interagir directement avec les espèces sauvages locales.Nous étions 5 millions d’êtres humains aux débuts de l’agriculture, il y a environ 10000 ans, nous sommes 7 milliards aujourd’hui (cf. le regard n°33). Une telle expansion démographique a bien sûr eu des effets sur les autres espèces animales et végétales. En raison de la nature exponentielle de la croissance démographique humaine, les effets de l’homme sur la biodiversité n’ont commencé à se faire sentir que récemment : la moitié des extinctions connues depuis 1600 sont intervenues au 20ème siècle. Au cours des cinquante prochaines années, la moitié des espèces actuelles pourrait être amenées à disparaître. Les mécanismes qui sous-tendent les cinq grandes crises d’extinctions passées sont mal connus et sujets à controverses. En revanche, comprendre les mécanismes qui gouvernent les extinctions actuelles est un des enjeux clés pour concilier activités humaines et biodiversité.
Explorer l’évolution pour comprendre et préserver la biodiversité
Gérer la biodiversité, ce n’est pas seulement ralentir, ni même empêcher les extinctions d’espèces. C’est aussi, et peut-être surtout, mettre en place les conditions de l’émergence et du maintien de la diversité au sein des espèces, condition sine qua non de leur diversification, c’est-à-dire de l’apparition de nouvelles espèces (spéciation). Une grande partie de mes recherches vise précisément à comprendre les mécanismes d’émergence et de maintien de diversité au sein des espèces. Je m’appuie pour cela sur trois approches principales : (i) des travaux de modélisation, (ii) des expériences d’évolution expérimentale, et (iii) des études de populations naturelles de divers organismes (plantes, bactéries, arthropodes).
J’ai en particulier la chance de pouvoir étudier un écosystème très particulier d’Afrique du Sud, le fynbos, « point chaud » de biodiversité végétale. La diversité spatiale et temporelle des milieux étant probablement le principal moteur de diversification des espèces, je considère dans la plupart de mes modèles un ensemble de populations plus ou moins connectées, habitant un environnement hétérogène et instable. Ceci m’amène à réfléchir à l’évolution des traits impliqués non seulement dans l’adaptation aux conditions locales particulières, mais aussi dans la connectivité entre populations, comme le comportement de dispersion. Cette dispersion peut être passive et aléatoire, ou bien active et basée sur une préférence pour un habitat particulier.Ainsi, le but de mes recherches est de comprendre comment évoluent les espèces dans un système d’habitats instables et hétérogènes, quelles circonstances favorisent leur persistance, leur adaptation à de nouvelles conditions, et leur diversification. Je développe des modèles théoriques généraux afin de mieux décrire comment flux de gènes et phénomènes de sélection interagissent dans des populations subdivisées et hétérogènes. D’un point de vue expérimental, j’étudie les relations entre adaptation, dispersion et spéciation dans le contexte de divers systèmes biologiques, présentant chacun des avantages et des inconvénients particuliers.
Recherche fondamentale, recherche appliquée
Comme sans doute la plupart des chercheurs, je suis souvent confrontée à la question de l’utilité de mes recherches. Je ne souhaite pas que mes recherches soient uniquement déterminées par les applications pratiques qu’elles pourront trouver. Cependant, il me semble nécessaire de faire l’effort de me demander à quoi elles pourraient servir.Une première application évidente consiste en la transmission immédiate de mes découvertes, lors de conférences, séminaires et cours aux étudiants de tous niveaux. Dans mes enseignements, je m’efforce en outre de défendre l’importance d’une approche pluridisciplinaire. En particulier, j’insiste sur l’importance de la formalisation mathématique en biologie, sur l’importance de la théorie, sur l’importance des allers retours entre modélisation, expérimentation, observation de la nature.
Peut-être parce que j’ai une formation d’agronome et parce que j’ai passé neuf ans à l’INRA dans une station de Génétique et d’Amélioration des Plantes avant d’enseigner à l’Université, j’ai toujours été sensible à l’application de mes recherches à la gestion des populations, domestiquées ou naturelles, menacées d’extinction ou envahissantes. J’ai ainsi créé à l’Université un enseignement de Master 1 dans ce domaine (« Gestion des populations et biodiversité »). Mes conférences récentes portent précisément sur les applications des Sciences de l’Evolution.
La création en 2008 de la revue Evolutionary Applications, à laquelle je participe activement, témoigne de la prise de conscience récente que les échelles de temps auxquelles évoluent les espèces ne sont pas incommensurables. En particulier, les changements environnementaux rapides de notre époque, dont beaucoup sont induits par les activités humaines, provoquent des évolutions rapides au sein des espèces qui y sont soumises. Je crois sincèrement que les recherches en sciences de l’évolution, bien que souvent fondamentales dans leur questionnement, aident à comprendre et maîtriser les conséquences de ces activités.
Pour conclure, j’aimerais proposer l’agenda de recherches en biologie de la conservation évolutive ci-dessous, qui met en évidence l’importance des suivis et analyses démographiques, écologiques et génétiques de (méta)populations, non seulement pour estimer leur viabilité actuelle (cf. Regard n°9), mais aussi pour modéliser et prédire les impacts des changements environnementaux et des actions de gestion sur ces populations, et suivre ces impacts.
Bibliographie
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Hansen M.M., I. Olivieri, et al. 2012. Monitoring adaptive genetic responses to environmental change. Molecular Ecology 21(6):1311-1329.
Macke E., S. Magalhães, F. Bach, and I. Olivieri. 2012 – Sex ratio adjustment is mediated through egg size. Proceedings of the Royal Society B London 279, 4634-4642
Macke E., S. Magalhães, H. Do-Thi Khanh, A. Frantz, B. Facon, and I. Olivieri. 2012. Mating modifies female reproductive effort in a haplodiploid spider mite. The American Naturalist 179(5), E147-E162.
Macke E., S. Magalhães, F. Bach, and I. Olivieri. 2011. Experimental evolution of sex ratio under local mate competition. Science 334, 1127-1129.
Macke E. et al., 2011. Sex allocation in haplodiploids is mediated by egg size: evidence in the spider mite Tetranychus urticae Koch. Proceedings of the Royal Society B London. 278, 1054–1063.
Magalhães S., E. Blanchet, M. Egas, and I. Olivieri. 2009. Are adaptation costs necessary to build up a local adaptation pattern?. BMC Evolutionary Biology 9: 182.
Nieberding C. & I. Olivieri. 2007. Parasites as proxies for host history and ecology ? Trends in Ecology and Evolution 3 : 156-165.
Noel F. et al. 2010. Interaction of climate, demography and genetics: a ten-year study of Brassica insularis, a narrow endemic Mediterranean species. Conservation Genetics 11(2): 509-526.
Olivieri I. 2009. Alternative mechanisms of range expansion are associated with different changes of evolutionary potential. Trends in Ecology and Evolution. 24(6): 289-292.
Ravigné V., I. Olivieri, S.C. González Martínez, & F. Rousset. 2007. Selective interactions between short-distance pollen and seed dispersal in self-compatible species. Evolution 60(11) : 2257-2271.
Tonnabel J. et al,. 2012. Optimal resource allocation in a non-resprouting serotinous plant species under different fire regimes. Journal of Ecology 100, 1464-1474.
Pour en savoir plus (en français) :
Ces « regards » et les débats qui suivent, en ligne sur cette plateforme :
Lavorel S., R. Barbault et J-C. Hourcade, 2012. Impact et enjeux du changement climatique. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard n°30 du 3 avril 2012.
Masson-Delmotte V., 2011. Le climat de notre biosphère. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard n°10 du 26 janvier 2011.
Merceron G. et A. Teyssèdre, 2012. Regard sur les grands singes du Miocène… et d’aujourd’hui. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard n°40 du 31 décembre 2012.
Papy F. et I. Goldringer, 2011. La biodiversité des champs : ressource productive pour les agricultures de demain. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard n°21 du 22 septembre 2011.
Patou-Mathis C. et C. Vercoutère, 2012. Les relations Homme-Nature durant les temps anciens. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard n°39a du 3 décembre 2012.
Pison G., 2012. Dynamique de la population mondiale. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard n°33 du 13 juin 2012.
Robert A., 2011. Petites populations et vortex d’extinction. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard n°9 du 10 janvier 2011.
Teyssèdre A., 2010. Les services écosystémiques, notion clé pour explorer et préserver le fonctionnement des (socio)écosystèmes. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard n°4 du 25 octobre 2010.
Teyssèdre A., 2004. Vers une sixième crise majeure d’extinctions ? Pp. 24-49 in Biodiversité et Changements globaux, enjeu de société et défi pour la recherche. R. Barbault et B. Chevassus (Eds.), A. Teyssèdre (Coord.), ADPF, Paris.
Thompson J. et O. Ronce, 2010. Fragmentation des habitats et dynamique de la biodiversité. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard n°6 du 18 novembre 2010.
Article édité par Anne Teyssèdre
Bonjour Isabelle,
Merci pour ce regard éclairé sur la biodiversité, son évolution, et les recherches qui s’y rapportent. J’ai une question à propos de l’agenda de recherches en biologie de la conservation que tu proposes. Celui-ci semble centré sur la biologie, dynamique et génétique (= « démogénétique ») des (méta-)populations; il ne mentionne pas la dynamique/l’écologie des communautés, ni celle des écosystèmes (ou encore des paysages).
Ne penses-tu pas qu’il faudrait intégrer dans cet agenda les recherches sur les niveaux d’organisation supérieurs aux populations ? Ou bien s’agit-il d’un agenda de recherches en biologie de la conservation des populations ?
Bien cordialement,
Anne
Hello Anne,
Il s’agit d’un agenda de biologie évolutive (plus correctement de biologie évolutionniste), donc les études relatives aux communautés ne s’inscrivent pas dans ce cadre conceptuel. De plus, la notion d’espèce est très arbitraire (et elle varie selon les groupes d’organismes), bien plus que celle de population (collection d’individus fonctionnant ensemble sur les plans démographique, écologique, génétique…).
Il y a de plus plusieurs différences entre les études d’évolution de populations et les changements de fréquences d’espèces : sexe, dominance allélique, mutations de faible effet dans le cas de la plupart des populations d’une même espèce, dépression de consanguinité… processus absents au niveau inter-spécifique. J’ai (ailleurs) défini l’habitat d’une métapopulation comme étant le « paysage », donc je parle de celui-ci.. Mais il est évident que la biologie de la conservation peut et doit s’adresser à tous les niveaux de diversité, même si je pense que la diversité ne peut « évoluer » qu’au niveau intra-spéfique…
Isabelle