Une partie de mes travaux de thèse porte sur l’interaction entre un petit crustacé vivant dans les marais salants (l’artémie) et différentes espèces de parasites (cestodes, microsporidies). Dans un premier temps, dans le cadre d’une collaboration entre l’un de mes directeurs de thèse, Thomas Lenormand et une collègue espagnole, Marta Sanchez, j’ai étudié l’influence des cestodes sur la compétition entre deux espèces d’artémies : l’une autochtone Artemia parthenogenetica et l’autre invasive Artemia franciscana. Nous avons constaté que l’espèce autochtone était la seule affectée par une espèce de cestode très répandue (Flamingolepis liguloides) qui castre les artémies infectées et les rend rouge. Ce parasite effectue une partie de son cycle de vie dans l’artémie autochtone avant de finir son cycle de vie dans son hôte final, le flamant rose. Nous nous demandions si ces modifications physiologiques augmentaient la prédation par le flamant. Le problème est que le flamant rose se nourrit en filtrant l’eau et ne capture pas ses proies à vue. Dans ces conditions, pourquoi un parasite rendant l’artémie plus rouge serait avantagé ? En été, les artémies forment des agrégats denses dans les salins d’Aigues-Mortes (Gard). Nous avons émis l’hypothèse que le parasite pourrait peut-être manipuler le comportement d’agrégation des artémies infectées afin de les rendre plus facilement repérables par le flamant rose. (Nous pensions que celui-ci pourrait en effet utiliser sa vue non pour choisir ses proies, mais pour repérer les endroits où plonger la tête !)
Lors d’échantillonnages préliminaires, j’ai obtenu des données allant dans le sens de cette hypothèse. Nous avons donc proposé à une étudiante en master, Eva Lievens, d’étudier la prévalence de ce cestode et d’autres parasites (microsporidies) dans ces agrégats d’artémies. Les résultats de cette étude ont suggéré que le cestode augmentait le comportement d’agrégation des artémies infectées et qu’il modifiait aussi directement la couleur des individus infectés nageant dans les agrégats en les rendant plus rouges.
Les deux autres parasites étudiés appartiennent au groupe des microsporidies et ils infectent le tube digestif de l’artémie. Les spores sont relâchées dans les fèces des individus infectés et sont ingérées par des individus qui s’infectent en filtrant ces spores. Ces microsporidies sont a priori spécifiques de l’artémie et ne parasitent pas le flamant. Nous nous demandions initialement si ces parasites ne pourraient pas ‘‘saboter’’ la manipulation du cestode afin que leurs hôtes ne soient pas repérés et mangés par le flamant. De manière surprenante, c’est exactement l’effet inverse que nous avons observé ! En effet, nos résultats ont suggéré que les microsporidies modifient aussi le comportement des artémies infectées afin qu’elles s’agrègent en surface. Nous avons alors testé l’hypothèse que cette position en surface des hôtes infectés pourrait être avantageuse pour ces microsporidies en leur permettant d’infecter de nouveaux hôtes qui nagent en profondeur dans les agrégats. Des expériences d’infections expérimentales en laboratoire ont confirmé cette hypothèse, en montrant que la position en surface des hôtes parasités permettait d’augmenter fortement la transmission de spores à de nouveaux hôtes dans les strates plus profondes. Cette étude suggère donc que des espèces de parasites très différentes (cestode et microsporidies) peuvent détourner les comportements d’agrégation de leur hôte afin d’augmenter leur transmission.
La démonstration de cette manipulation n’est cependant que partielle et cette étude conduit à de nouvelles questions. Quels sont les mécanismes physiologiques utilisés par les parasites pour effectuer leur manipulation ? Existe-t-il des différences entre les mécanismes utilisés par les trois espèces de parasites ? Les flamants se nourrissent-ils vraiment plus souvent dans les agrégats d’artémies ? Pourquoi les artémies non infectées (notamment les mâles A. franciscana) vont aussi dans les agrégats ?
Cette étude part d’une observation naturaliste et elle repose en grande partie sur la description de populations sauvages, ce qui à mes yeux représente à la fois une force et une faiblesse. Cependant, son intérêt vient du fait qu’elle pose de nouvelles questions sur le rôle des parasites dans les comportements d’agrégation. Elle permet notamment d’apporter une hypothèse alternative aux hypothèses classiques (e.g. reproduction, diminution de la prédation), qui ne permettent parfois pas d’expliquer les phénomènes d’agrégation observés chez certaines espèces.
Finalement, je tiens à remercier mes directeurs de thèse, Thomas Lenormand et Anne Charmantier pour leur confiance, notamment pour m’avoir laissé la liberté (et même encouragé !) à explorer des thématiques scientifiques assez différentes de celles de mon projet de thèse initial.
En savoir plus : Rode N.O., Lievens E.J.P., Flaven E., Segard A., Jabbour-Zahab R., Sanchez M.I. & Lenormand T. (2013). Why join groups? Lessons from parasite-manipulated Artemia. Ecology Letters, 16, 493-501.
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