Quels processus politiques pour la protection des écosystèmes marins ?

Juliette Arminian-Biquet

Email: juliette.aminianbiquet@lilo.org (précédemment juliette.biquet@lilo.org, alias toujours actif)

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Résumé

Dans l’Union Européenne, 12% de l’espace marin est sous un statut légal d’«aire marine protégée» (AMP), comme un parc naturel ou une réserve. La gestion des activités humaines et de leurs impacts sur la biodiversité marine est pourtant souvent insuffisante dans ces espaces. L’UE appelle les pays à l’améliorer, notamment via un objectif de la Commission Européenne de couvrir 10% des eaux de l’UE d’une protection « stricte » où les écosystèmes seraient protégés de tout impact d’activités humaines. On estime que cette protection stricte couvre aujourd’hui moins de 1% des eaux de l’UE.

Mon enquête de terrain s’intéresse à la mise en œuvre de cet objectif dans trois des rares pays s’étant engagés à y contribuer : en France métropolitaine, en Suède et en Espagne. Grâce à des entretiens avec les acteurs impliqués ou impactés par cet objectif (secteurs socio-économiques maritimes, ONGs, scientifiques, politiques, services des États), j’analyse comment cette protection se met en place et qui y participent, pour évaluer ses conséquences sociales et écologiques.

Grâce au financement de la bourse de terrain de la SFE², j’ai pu rencontrer ces acteurs, mieux comprendre les territoires en visitant de nombreuses aires marines protégées et des sites importants pour les activités maritimes impactés par les politiques de protection. Ces visites et entretiens m’ont permis de mieux comprendre ces pays, notamment la priorisation de l’accès aux expériences de nature via les espaces protégés en Suède et l’échelle des activités maritimes et le tissu social autour de la pêche en Espagne.

Ces enquêtes montrent que, dans les trois pays, l’objectif de protection stricte est très difficile à mettre en place et son initiation s’étend sur plusieurs années. Il est au cœur de changements d’usages (notamment éolien et pêche) et de plusieurs conflits entre les acteurs en désaccord sur les usages de la mer et les nécessités de protection. Des antécédents non résolus ont détérioré leurs relations et impactent aujourd’hui le niveau de contestation des acteurs vis-à-vis de tous les objectifs de protection de la biodiversité.

En France, l’objectif de 10% de protection forte a renforcé la mobilisation des différents acteurs des associations et secteurs maritimes, questionnant le but des AMPs entre modèle générique ou individualisé, et poussant pour une meilleure concertation avec les acteurs concernés. En Espagne et en Suède, un objectif de 10% de protection stricte à l’échelle du territoire est piloté par les services de l’État, travaillant actuellement à sa définition et sa mise en œuvre. Il reste inconnu de la majorité des acteurs, par ailleurs déjà mobilisés sur la gestion générale des AMPs et de leurs activités. De nombreux acteurs pensent que la mise en œuvre de ces objectifs ne sera pas à la hauteur, en termes de mesures ou de cibles écologiques. Il leur semble peu probable que les objectifs soient atteint. En Espagne, le modèle des réserves crées pour la pêche est plus largement déployé et connu que dans les autres pays, et ayant montré des bénéfices, participent à une vision plus optimiste vis-à-vis de l’objectif de protection stricte.

Une majorité d’acteurs interviewés, de tous secteurs économiques ou environnementaux, déplorent leur faible influence sur ces décisions malgré des processus de consultation, même si les processus de participation semblent mieux satisfaire en Suède. Cela se concrétise particulièrement en France dans des demandes publiques et répétées d’amélioration de la participation, moins présentes dans les autres pays.

Dans l’ensemble, l’objectif de protection stricte s’inscrit donc dans la continuité des politiques AMP actuelles et de leur gouvernance. Les entretiens montrent que ces objectifs, annoncés sans stratégie détaillée dans les trois pays, se construisent au fur et à mesure, sans planification de la gestion des enjeux sociaux et des conflits, avec des bénéfices écologiques pour l’instant incertains.

Justification

Dans l’Union Européenne, 12% de l’espace marin sous juridiction des États Membres est légalement désigné comme des « aires marines protégées » (AMP), comme des parcs naturels ou nationaux, des réserves, ou encore des sites du réseau « Natura 2000 » émergeant de directives Européennes. Elles ciblent souvent des espèces et habitats spécifiques – non la zone dans son intégrité. Ces espaces mêlent espoirs d’y réduire les impacts des activités humaines, tirer des bénéfices économiques, ou éviter des restrictions d’activités. De nombreuses activités, comme l’éolien, le dragage (pour la maintenance des ports par exemple), la pêche à large échelle, ou le tourisme y sont souvent autorisées. Certaines activités y sont contraintes, notamment via des évaluations d’impact, mais le manque général de mesures vis-à-vis des activités humaines limite l’efficacité potentielle des AMP à restaurer et conserver les écosystèmes marins, leur diversité et leur fonctionnement. Aujourd’hui, de nombreux acteurs tentent de changer cette situation. Dans sa stratégie « Biodiversité 2030 », la Commission Européenne incite, sans obligation, les États à établir 10% de protection « stricte », où « les processus naturels ne sont pas impactés » – s’ajoutant à d’autres législations environnementales contraignantes.

Cette enquête s’intéresse à la mise en œuvre de la protection stricte dans trois pays ayant annoncé participer à cet objectif : l’Espagne, la Suède et la France métropolitaine (plus tard complété par une étude régionale des Hauts de France). Cette enquête explore les dynamiques politiques du déploiement de cette protection et leurs effets. Comme observé pour d’autres objectifs environnementaux, il est probable que certains acteurs en limitent les dimensions politiques et environnementales, en restreignant son applicabilité et la possibilité pour les parties prenantes de s’engager et de contester (pour le bloquer ou l’amplifier). Je m’intéresse en particulier à trois questions :

  • Comment la protection stricte est-elle déployée?
  • Qui est impliqué ?
  • Comment le contexte socio-historique influence-t-il cette mise en œuvre ?

Méthodes

J’ai utilisé une approche qualitative, basée sur un cadre d’analyse développé en amont (comprenant hypothèses, critères d’analyse, conceptualisation, guide d’entretien). Les trois pays ont été choisis sur la base d’un engagement public pour le déploiement de la protection stricte et d’une gouvernance partagée à plusieurs échelles. L’analyse se base sur 78 entretiens semi-structurés (en ligne et en personne ; Figure 3) avec des acteurs impliqués dans les décisions ou la mise en œuvre de cette protection, ou engagés dans des activités économiques ou à visée environnementale en lien avec les AMPs à échelles nationale principalement ou régionale (suivant un protocole validé par le comité d’éthique de l’université d’Algarve). Les entretiens sont analysés suivant un schéma de codage prédéfini pour assurer une analyse fiable de l’engagement des acteurs, leurs perceptions, leurs propositions concernant la protection stricte et les processus décisionnels. Cette analyse est encore en cours.

Des enquêtes de terrain en Espagne et en Suède ont permis 1) de réaliser des entretiens en personne, 2) la visite d’aires protégées côtières identifiées dans les entretiens et de sites importants dans le tissu socio-économique (criées, sites touristiques, centres de sensibilisation, une conférence dédiée) et 3) de collaborer avec les scientifiques partenaires (Figure 2).

 

Résultats et discussion

Les choix de mise en œuvre et les situations de contestation vis-à-vis de la protection stricte varient dans les trois pays étudiés, qui partagent plusieurs enjeux, dont la restauration des écosystèmes, l’expansion d’activités comme l’éolien, le transport, ou le tourisme, et le difficile maintien de la pêche. Le gouvernement français préfère la protection forte en visant 10% de son territoire dérivé en cible par région administrative (entre 1% en Manche Mer du Nord et 5% en Méditerranée). Les deux autres pays ciblent 10%, la protection stricte sans activité est la plus discutée en Espagne, alors qu’elle est centrée initialement autour de l’exclusion de la pêche en Suède (définitions non confirmées).

L’objectif a été décidé par le gouvernement en Espagne, voté par les député.es en France et en Suède, puis détaillé par les administrations centrales, ciblant une mise en place d’ici à 2030. La participation plus large des acteurs dans la prise de décision d’une définition, d’un pourcentage, un calendrier, reposent principalement sur des consultations publiques (où les obligations d’intégrer les avis rendus sont inexistantes ou floues) et du lobby direct auprès des autorités. Sa mise en œuvre se fera ensuite à l’échelle de différentes AMPs, dans certains cas par des autorités régionales, où des négociations pourront notamment avoir lieu dans des ateliers ou des comités de gestion. Certains agents des États restent dans la majorité des cas en position de décider – avec des recours possibles.

En France, son déploiement se met en route actuellement rapidement après des années d’existence floue et une note de cadrage longuement attendue. En Suède et en Espagne, l’équivalent de cette note est en travail et l’objectif se fait discret – pendant que les contestations se centrent respectivement sur l’interdiction du chalut de fond dans les AMP ou la désignation de sites et leur plan de gestion.

Se basant sur leurs expériences, la majorité des interviewés non-étatiques, et certains agents des services de l’État en France, considèrent que la mise en œuvre de cette protection sera insuffisante de par sa définition trop flexible ou inadaptée à des pressions majeures, comme les pollutions terrestres. De plus, plusieurs acteurs interviewés de secteurs socio-économiques considèrent cet objectif comme injuste, au vu de leurs efforts déployés et de l’amélioration de certaines pratiques et indicateurs écologiques.

Les rares débats spécifiques au sujet se centrent sur la pêche, parfois certaines activités récréatives, sans adresser frontalement les questions de fond de réduction globale des pressions (pour éviter des simples déplacements des activités). Comme reflété dans les entretiens, ces politiques, à priori de niche, touchent en réalité à des questions sensibles : comment protéger la biodiversité ? qui peut utiliser la mer et pourquoi ? Les acteurs se mobilisent pour contribuer à ces questions via les politiques d’AMP et porter leurs enjeux professionnels et personnels – bien que certains secteurs restent à l’écart des contestations publiques, notamment des activités liées à l’énergie, du transport, des ports, des activités militaires (en France, plus de secteurs s’engagent).

Les différences de vision entre acteurs s’expriment via des remises en question générale de la gestion des espaces et ressources naturelles plutôt que de concentrer l’effort sur des AMPs ou de la protection stricte. Ces différences s’expriment aussi au sein des politiques AMP et protection stricte via des questions techniques (communication ou analyses se centrant sur la définition, preuve de l’impact, données à utiliser, outil légal) et des défis et alternatives à la gouvernance actuelle (manifestations, initiatives locales de cogestion). Dans ce contexte, en Espagne et en Suède où l’objectif a été fixé récemment et en lien avec la stratégie Européenne, l’attention globale se concentre surtout sur la gestion générale des AMPs, des objectifs de protection stricte ou zones de non-prélèvements sont portés par peu d’acteurs, surtout des ONGs et des scientifiques. En France, les cibles plus récentes ont poussé un débat sur l’approche globale des AMPs, opposant une simplification et une systématisation des restrictions présentée comme la plus efficace pour la biodiversité et les services écosystémiques, à une approche au cas par cas après analyse des impacts des activités largement choisie pour la plupart des AMPs et maintenant la protection forte par les gouvernements successifs et ses services, car raisonnable vis-à-vis des secteurs socio-économiques.

Les processus et historiques de décisions, les relations entre acteurs varient et peuvent influencer les positions relatives à la protection stricte. Le secteur de la pêche se sent notamment largement attaqué par les objectifs et acteurs environnementaux, alors que les ONGs et plusieurs scientifiques décrivent un pouvoir important des acteurs économiques – hors pêcheurs artisanaux.

En France, la protection forte contribue pour l’instant à échelle nationale à un sentiment d’être au mieux entendus sans être écoutés, au pire ignorés. Les acteurs pointent les nombreux discours valorisant l’inclusion des acteurs ou indiquant que les objectifs AMPs n’entraineraient pas de nouvelles régulations, qui sont plus tard contredits par de nouveaux objectifs ou législations. Ce sentiment peut être légitime et existe en Espagne, au vu des exemples de décisions considérées comme injustes (autorisation de parc éolien, interdiction totale de pêche sans considération des preuves de non impact, restrictions perçues comme inégales entre les activités dans certaines AMPs). Ces exemples sont mentionnés dans les trois pays et ont marqué les positions et relations des acteurs. Ce sentiment est cependant à modérer en France car tous les types d’acteurs ont obtenu des victoires vis-à-vis des AMPs, y compris l’objectif de protection forte ou sa mise en œuvre, qui restent relatives et ont demandé beaucoup d’efforts. La « concertation » mise en place suite à des oppositions aux désignations d’AMPs a abouti à un chevauchement des rôles dans les comités d’AMP (conseiller technique, facilitateur, représentant d’intérêt), créant de plus des conflits de légitimité.

En Suède, le processus classique pour ce type de décision semble mieux respecté et connu (celui de la protection stricte est peu connu), les autorités bénéficient d’une certaine confiance, notamment les agents des comtés qui sont très impliqués, menant les acteurs à attendre sans contester en amont les instructions vis-à-vis de la protection stricte. Les partis politiques s’emparent particulièrement des sujets liés à la pêche, industrialisée et souffrant de la chute des populations de morues de la Baltique, menant à des restrictions supplémentaires quant au chalut de fond et à de forts débats sur l’échelle de la pêche. L’interdiction du chalut de fond dans les AMP mobilisent plus que la protection stricte (à appliquer d’ici mi-2026 dans une partie côtière des AMPs – hors dérogations en cours d’identification).

En Espagne, le manque de gestion et la vigilance est la priorité (de larges sites Natura 2000 continuent d’être désignés). Les acteurs peuvent participer à des ateliers par AMP mais y notent une consultation inefficace et un manque d’influence sur les décisions, mais peu d’interviewés indiquent la gouvernance comme un chantier clé à revoir. Les réserves marines d’intérêt halieutique (ayant de fortes restrictions, dont une zone de protection intégrale) y sont très bien identifiées pour leurs effets positifs et semblent soutenir dans l’ensemble l’objectif de protection stricte. Dans les autres pays, un plus petit et plus spécifique réseau de zones restrictives sert à la défense de la protection stricte (Banyuls et les îles Koster par exemple).

A ce stade, aucune innovation n’est au centre de ces objectifs, pour répondre aux enjeux économiques, culturels, de justice sociale et environnementale bloquant la mise en œuvre de protection (stricte ou pas), dans l’organisation de débats, la prise de décision et la participation des acteurs. Quelques interviewés ont des propositions de mesures pour l’acceptation de ces politiques, en rendant ces objectifs contraignants, en misant sur de la communication sur les bénéfices qui en découleraient (augmentation de biomasse) qui peuvent pourtant varier et ne sont pas la cible direct des politiques de protection, ou encore en déployant une série de services en échange de restrictions vécues comme des pertes, mais aussi des attaques (ex : soutien financier, rénovation d’infrastructures, conditionnés par des mesures environnementales –doit-on payer la protection des biens communs ?).

J’interprète les modes de mise en œuvre de ces objectifs comme la suite de stratégie d’évitement de conflits, en favorisant une définition non excluante, des objectifs non contraignants, des processus de consultation offrant peu de possibilités de contribuer aux décisions explicitement. Plusieurs acteurs étatiques semblent avoir déjà tenté d’éviter l’aggravation des conflits dans le choix des régulations ou de localisation des AMPs hors des enjeux de pressions. A échelle locale, certaines personnes sont dévouées à adresser les conflits d’usages et relationnels en organisant des forums, cherchant des compromis dans les régulations, autorisant les activités sous conditions précautionneuses, aboutissant à des protections efficaces -qui ne correspondent que rarement à de la protection stricte (avec du tourisme régulé par exemple). A toutes les échelles, la mise en œuvre de ces objectifs est marquée par un manque de ressources et des conflits institutionnels entre les services.

Comme observé pour d’autres objectifs relatifs aux AMP, la mise en œuvre de la protection stricte se caractérise par des objectifs très ambitieux, de longs processus bloqués à chaque difficulté, des prises de décisions centrales et relativement opaques, qui risquent d’avoir peu d’effets positifs pour la biodiversité ou les communautés humaines.

Références

Aucune

Utilisation de la bourse

L’obtention d’une deuxième bourse a permis d’étendre le terrain, pour visiter plus de régions (dans les régions d’Andalousie et de Catalogne en Espagne et les comtés de Norrbotten et Vasterbotten en Suède; Figure  1). Le budget de la bourse SFE² a donc été dépensé en priorité dans les transports sur trois semaines dans chaque pays, à la hauteur de 820€ en Suède et 680€ en Espagne. Le reste des dépenses a été pris en charge via la deuxième bourse et des dépenses personnelles (logement, alimentation, visites guidées, plongées). En Suède, tous les déplacements ont été fait en transports publiques terrestres (ou bateau) à l’exception de la visite de certaines aires marines protégées ayant nécessité la location d’un véhicule. En Espagne, les plus longs déplacements ont été fait en transport publique, puis j’ai loué un véhicule pour faciliter mon voyage, accéder aux AMPs et activités (aquaculture, ports de pêche…) se révélant très difficile.