Daniela Nemetschek (University of Bristol), nommée par Isabelle Marechaux, a été récompensée pour la qualité du travail valorisé dans l’article suivant :
Nemetschek, D., Fortunel, C., Marcon, E., Auer, J., Badouard, V., Baraloto, C., Boisseaux, M., Bonal, D., Coste, S., Dardevet, E., Heuret, P., Hietz, P., Levionnois, S., Maréchaux, I., Stahl, C., Vleminckx, J., Wanek, W., Ziegler, C. and Derroire, G. (2025) Love Thy Neighbour? Tropical Tree Growth and Its Response to Climate Anomalies Is Mediated by Neighbourhood Hierarchy and Dissimilarity in Carbon- and Water-Related Traits. Ecology Letters, 28: e70028. https://doi.org/10.1111/ele.70028
Sous la canopée : une forêt de voisinages complexes
Je savais que j’étais tombée amoureuse des forêts tropicales dès le moment où j’ai mis les pieds dans l’une d’elles pour la première fois. À l’époque, j’étais encore étudiante en licence, partie non pas pour étudier les arbres, mais une petite grenouille dendrobate, en Guyane française. Frappée par l’extraordinaire abondance et diversité d’arbres s’étendant du sombre sous-bois jusqu’à la canopée baignée de soleil, je ne pouvais m’empêcher de me demander : comment tant d’espèces différentes pouvaient-elles prospérer côte à côte ? Quel subtil jeu d’interactions leur permettait de partager l’espace, la lumière, l’eau et les nutriments ? Les arbres voisins étaient-ils engagés dans une compétition constante, ou leurs relations oscillaient-elles entre rivalité et coopération ? Il me faudrait des années avant de retourner en Guyane— cette fois non plus à la recherche de grenouilles, mais pour étudier les arbres dans le cadre de mon doctorat : tenter de comprendre quand les arbres aiment leurs voisins et quand ils ne les aiment pas.
Explorer les voisinages d’arbres au-delà du prisme de la richesse en espèces
L’idée selon laquelle une plus grande richesse spécifique profite aux écosystèmes — en renforçant leur productivité et leur résilience face aux stress climatiques — est devenue un principe central de l’écologie. Si cette relation s’observe à l’échelle mondiale, le tableau se complique fortement lorsqu’on zoome sur une forêt unique — ou, plus encore, sur ce qui importe vraiment pour un arbre : son voisinage immédiat.
Cela soulève une question : pourquoi certains voisinages riches en espèces favorisent-ils la croissance et protègent-ils les arbres contre la sécheresse ou la chaleur, alors que d’autres échouent, voire produisent l’effet inverse ?
Pour y répondre, nous avons décidé d’examiner de plus près les mécanismes par lesquels les arbres voisins interagissent. Cela nous a conduits à dépasser la simple mesure du nombre d’espèces pour nous concentrer sur les caractéristiques propres des arbres et de leurs voisins.
Au cœur de la relation positive entre diversité et productivité se trouve l’idée de complémentarité entre espèces dans l’utilisation des ressources. En d’autres termes, plus la dissimilarité dans les stratégies d’utilisation des ressources entre voisins est grande, plus les interactions compétitives négatives diminuent, laissant place à des interactions positives. Cependant, des interactions asymétriques peuvent apparaître si certaines stratégies permettent à certaines espèces d’avoir une influence plus forte sur leurs voisines que l’inverse. Certains arbres peuvent être de meilleurs compétiteurs pour certaines ressources, ou simplement les utiliser de manière moins économe — entraînant leur épuisement plus rapide. De plus, ces interactions dépendent aussi de la densité : le nombre, la taille et la proximité des arbres voisins comptent. Les individus poussant au milieu de voisins plus grands et plus proches subissent une compétition plus intense que ceux dans des environnements plus dégagés.
Démêler les effets des interactions de voisinage dans une forêt hyperdiverse
Distinguer les effets du stress thermique et hydrique, des interactions de voisinage, et de leurs effets combinés sur les variations subtiles de croissance est un véritable défi. Dans notre cas, cela a été rendu possible grâce aux parcelles forestières permanentes de Paracou et à l’extraordinaire dévouement des personnes qui les ont étudiées et entretenues.
Sur 100 hectares de forêt, la croissance de dizaines de milliers d’arbres appartenant à plus de 600 espèces a été enregistrée tous les deux ans — depuis plus de 30 ans. De plus, de nombreux traits du bois et des feuilles, capturant les différences d’utilisation du carbone entre espèces, avaient déjà été compilés pour la plupart d’entre elles. Ces traits s’étaient révélés utiles pour décrire les stratégies des espèces face à la lumière, à l’espace et à d’autres ressources, mais s’étaient avérés de mauvais indicateurs de leur utilisation de l’eau. Soucieux d’ajouter cette dimension critique pour comprendre les interactions entre espèces lorsque l’eau devient limitée, nous avons entrepris de mesurer des caractéristiques foliaires décrivant leurs capacités à tolérer la sécheresse et à conserver l’eau.
Après plusieurs mois passés à collecter des feuilles de la canopée et à les rapporter au laboratoire, nous avons enfin ajouté ces données pour les 89 espèces les plus abondantes, représentant près de 80 % de tous les arbres recensés à Paracou. Après de nombreux mois de développement de modèles — pas moins de 54 modèles finaux, nous pouvions enfin commencer à répondre à nos questions.
Alors, quand les arbres aiment-ils leurs voisins — et quand ne les aiment-ils pas ?
Sans surprise, tous les arbres ont montré une croissance réduite sous stress climatique, mais leurs voisinages ont influencé la force de cet effet.
Les voisinages denses ralentissent la croissance — mais peuvent atténuer les extrêmes climatiques : la densité du voisinage s’est révélée être le facteur négatif le plus fort sur la croissance, soulignant l’importance de la compétition pour les ressources partagées. Pourtant, sous stress de chaleur ou de sécheresse, ces mêmes voisinages denses tendaient à amortir les extrêmes climatiques — probablement en créant des microclimats plus favorables sous leurs canopées fermées.
La dissimilarité entre voisins stimule la croissance — mais ne protège pas toujours contre les extrêmes climatiques : Notre étude apporte un solide soutien au rôle de la complémentarité dans l’utilisation des ressources pour réduire la compétition entre voisins en conditions normales. Une plus grande dissimilarité dans les traits liés à l’utilisation du carbone et de l’eau a amélioré la croissance, montrant que la diversité fonctionnelle peut accroître la productivité. Cependant, lors de périodes de chaleur ou de sécheresse, cette diversité n’a pas toujours atténué les effets négatifs — et, pour certains traits liés à l’eau, elle les a même aggravés. Cela suggère que, sous stress climatique sévère, la capacité globale du voisinage à conserver l’eau pourrait être plus importante que la diversité en soi.
Les interactions asymétriques jouent un rôle important — et peuvent s’inverser sous stress climatique : La compétition asymétrique s’est exercée parallèlement au partage des ressources. Les arbres plus “acquisitifs” dans leur usage du carbone, mais plus “économes” dans leur usage de l’eau (“épargnants d’eau”), croissaient plus vite en conditions normales. Cela reflète sans doute une forte compétition pour la lumière et l’espace dans les forêts tropicales denses, tout en soulignant que les interactions autour de l’eau comptent même dans des environnements généralement humides. Mais sous stress thermique et hydrique, le schéma s’est inversé : les épargnants d’eau ont souffert davantage lorsqu’ils étaient entourés de voisins dépensiers, qui épuisaient plus vite l’eau disponible. À l’inverse, les “dépensiers d’eau” ont bénéficié de la présence de voisins économes, dont les stratégies de conservation ont aidé à retenir l’humidité et à réduire le stress hydrique.
Conclusion : Examiner les effets de voisinage au-delà du simple prisme de la richesse en espèces montre que la diversité seule ne garantit pas la résilience des forêts face au stress climatique. Si la complémentarité des stratégies d’utilisation des ressources améliore clairement la productivité en conditions normales, nos résultats suggèrent que, lorsque l’eau devient limitante, la conservation collective de l’eau au niveau du voisinage peut être encore plus cruciale. Nous proposons donc que les efforts de gestion forestière visant à renforcer la résilience des forêts tropicales face au changement climatique ne cherchent pas seulement à maximiser la richesse spécifique, mais aussi à sélectionner les bonnes combinaisons d’espèces selon leurs stratégies d’utilisation des ressources.
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