Laure Vilgrain (Sorbonne Université – Université Laval, CA) nommée par Sakina-Dorothée Ayata, a été récompensée pour la qualité du travail valorisé dans l’article suivant :

Vilgrain, L., Maps, F., Picheral, M., Babin, M., Aubry, C., Irisson, J. O., & Ayata, S. D. (2021). Trait‐based approach using in situ copepod images reveals contrasting ecological patterns across an Arctic ice melt zone. Limnology and Oceanography, 66(4), 1155-1167. https://doi.org/10.1002/lno.11672

Genèse et démarche : un article hautement collaboratif

Cette étude est le résultat de collaborations joyeuses et fructueuses. Toutes les données proviennent d’un plan de mission océanographique ambitieux mené par Marcel Babin (Takuvik, Université Laval, Québec) et réalisé par les équipes du brise-glace canadien Amundsen : plus de 200 stations échantillonnées (!) pour étudier le devenir de la production primaire à la lisière de la banquise arctique, au moment de sa fonte printanière. Les images sous-marines du plancton ont été prises par l’Underwater Vision Profiler (UVP), un instrument ingénieusement imaginé par des chercheurs du laboratoire de Villefranche-sur-Mer (LOV, France), sous l’impulsion principale de Marc Picheral. Marc était d’ailleurs présent à bord pour déployer l’UVP à toutes les stations, et a également validé manuellement l’identification (est-ce un crustacé, une méduse, une particule inerte?) de la grande majorité des images. De leurs côtés, Jean-Olivier et Sakina (Sorbonne Université, France) planchaient depuis un bon moment sur l’approche par traits fonctionnels, et sur l’utilisation des images du plancton pour quantifier les traits et leurs variations. Cette étude a marqué le début de leur collaboration avec Frédéric Maps, spécialiste de l’écologie du zooplancton arctique et collègue de Marcel à l’Université Laval, pour créer un sujet de stage de master. Et c’est là que j’ai eu la chance de pouvoir commencer ce travail. J’ai toujours été passionnée d’écologie, et surtout des petites créatures marines que j’allais chercher sur les côtes rochelaises pendant toute mon enfance. Mais je n’avais jamais été autant émerveillée que lorsque que j’ai vu du plancton pour la première fois sous le microscope, après l’avoir péché, pendant les cours du master Sciences de la mer (Sorbonne Université). Travailler sur le plancton des régions arctiques était un rêve, que je pensais inaccessible jusqu’à cette opportunité de stage de master. Par la suite, j’ai pu poursuivre cette étude (et en commencer d’autres) pendant une thèse en cotutelle et j’ai eu la chance d’aller voir le zooplancton arctique pas seulement en images.

Pourquoi étudier les traits fonctionnels du plancton ?

Avec une approche par traits fonctionnels, on étudie certaines propriétés individuelles des organismes qui influencent leur succès écologique (survie, croissance ou reproduction, i.e. fitness) plutôt que leur appartenance à une espèce donnée. Cette approche a d’abord été utilisée en écologie végétale (par exemple, avec l’étude de la taille ou forme des feuilles), et c’est plus récemment qu’elle a été appliquée aux écosystèmes marins, et au plancton. Les traits fonctionnels les plus étudiés chez le zooplancton sont leur taille, leur mode d’alimentation, le taux de production de pelotes fécales et leur capacité de migrations verticales. Quantifier ces traits permet de décortiquer certaines fonctionnalités de l’écosystème comme la quantité d’énergie disponible pour le reste du réseau trophique ou l’export de carbone. Deux exemples concrets : un individu de grande taille pourra concentrer plus de réserves lipides et sera une proie d’intérêt pour les prédateurs; un individu produisant beaucoup de pelotes fécales, qui atteindront les profondeurs par gravité, participera plus significativement à l’export et au stockage de carbone.

Comment quantifier des traits morphologiques sur des images in situ du plancton ?

Les traits du plancton peuvent être de différents types (morphologiques, physiologiques, comportementaux), mais beaucoup possèdent une signature morphologique potentiellement détectable sur des images. Des outils informatiques d’analyses d’images permettent aujourd’hui d’avoir rapidement des informations sur un objet photographié : son aire, son périmètre, ses niveaux de gris ou même sa dimension fractale par exemple. Ces variables qu’on appelle « descripteurs morphologiques » sont calculés en routine par l’UVP depuis sa création, car ils sont utilisés par apprendre à un algorithme d’apprentissage machine la classification des images (plateforme web Ecotaxa). L’algorithme propose une classification, et un utilisateur peut ensuite valider ou corriger cette suggestion (comme expliqué plus haut : est un crustacé, une méduse, une particule inerte ?). L’originalité de l’étude présentée ici vient de l’idée de Jean-Olivier et de Sakina : utiliser ces descripteurs dans une analyse multivariées (ici une analyse en composante principale, ACP) pour ordonner les images selon leur apparence (plus ou moins gros, plus ou moins opaques, etc.). L’analyse a permis de synthétiser l’information morphologique en trois traits interprétables et continus : la taille, l’opacité (qui nous renseigne sur les structures pigmentées), et la complexité du contour (indiquant probablement un taux d’activité par la visibilité des appendices).

Les copépodes, des crustacés planctoniques très abondants

Cette étude porte sur les copépodes, qui sont des crustacés planctoniques de forme ovale avec deux antennes, qui mesurent de 0.5 à 6 millimètres dans les écosystèmes polaires. Nous avons choisi de les étudier car ce sont les organismes les plus abondants du zooplancton (jusqu’à 80% de la biomasse), qu’ils sont exactement dans le spectre de taille imagé par l’UVP, et surtout qu’en Arctique les espèces principales ont un cycle de vie étroitement lié aux algues de glace et au phytoplancton proches de la banquise.

Taille, couleur, position : la morphologie apparente des copépodes varie en réponse aux dynamiques de la glace

L’analyse a été faite sur 28 000 images individuelles de copépodes de la surface jusqu’à 100m environ (les eaux les plus influencés par la fonte de la banquise). J’ai pu ensuite mettre en relation les trois traits obtenus (taille, opacité, complexité du contour) avec les gradients environnementaux liés à la fonte de la banquise à l’efflorescence du phytoplancton. La force des tendances observées nous a vraiment surpris, on a souvent pensé « elles sont magiques ces données ! ». Une interpolation spatiale sur l’ensemble des 160 stations a révélé que les copépodes des communautés vivant sous le couvert de glace étaient en moyenne bien plus grands que ceux vivant dans les eaux libres. Plus surprenant, les individus situés juste à la lisière de la glace étaient plus opaques, vraisemblablement en raison de leur contenu digestif ou d’une forte pigmentation rouge qui apparaissent foncés sur les images. La distribution de ces traits s’explique probablement par les concentrations élevées de phytoplancton dans les eaux libres qui incitent les individus à se nourrir (la majorité a donc une position « active ») et qui stimulent la naissance et le développement des jeunes copépodes, plus petits. A la lisière de glace, les copépodes plus opaques se sont probablement nourris récemment, et ont pu synthétiser des pigments caroténoïdes rouges qui, par des propriétés photo-protectrices et antioxydantes, participent également au succès écologique des copépodes.