Stanislas Rigal, nommé par Colin Fontaine, a été récompensé pour la qualité du travail valorisé dans l’article suivant :

Rigal, S., Dakos, V., Alonso, H., Auniņš, A., Benkő, Z., Brotons, L., … & Devictor, V. (2023). Farmland practices are driving bird population decline across Europe. Proceedings of the National Academy of Sciences, 120(21), e2216573120. https://doi.org/10.1073/pnas.2216573120

Le regard perçant d’une chevêche dans un chêne, l’éclair azuré d’un martin-pêcheur au ras du ruisseau, les cascades aériennes de l’alouette surplombant les blés… des rencontres marquantes, mais de plus en plus rares. Bien loin des masses de pigeons féraux que l’on retrouve maintenant dans la plupart des villes du globe. Le déclin de la biodiversité est rendu tangible par les variations rapides qui affectent les populations d’oiseaux en Europe et en France particulièrement. Et lorsqu’un individu disparaît d’un écosystème, il n’y a pas que sa présence qui manque, mais aussi l’ensemble des interactions qu’il entretenait avec les autres membres d’une communauté à présent disloquée. C’est pour explorer le devenir de ces communautés d’oiseaux communs, milieux d’interaction en changement perpétuel face aux modifications du climat et aux dégradations environnementales que j’ai commencé un stage de master puis une thèse avec deux véritables mentors, Vincent Devictor et Vasilis Dakos.

S’intéresser au devenir des communautés en régime de perturbation, c’est mettre l’accent sur les interactions entre espèces, sans pour autant oublier de considérer ces espèces comme des objets d’étude et de suivi à part entière. On sait, au moins depuis les alertes de Rachel Carson au début des années 1960, que la révolution de l’agriculture vers un modèle industriel est un moteur majeur de la destruction de la biodiversité. En parallèle, les suivis des populations d’oiseaux communs ont rapidement montré un déclin généralisé des populations d’oiseaux vivant dans les milieux ouverts, donc principalement les environnements agricoles en Europe. Le lien fut rapidement fait, à l’échelle nationale ou de façon expérimentale pour certaines espèces, entre d’un côté la pression majeure que représentait la simplification des paysages due au remembrement et l’emploi massif de pesticides, en un mot l’intensification de l’agriculture, et de l’autre côté cet effondrement des oiseaux des plaines agricoles. Mais au-delà de ces espèces qui subissent de plein fouet un changement de pratique, on s’aperçoit bien vite qu’un phénomène plus large est à l’œuvre alors que l’ensemble de l’avifaune est affectée. C’était la motivation de notre papier : saisir le plus finement possible les causes sous-jacentes de ce déclin global qui, régulièrement, fait la une des journaux.

Cela renvoie à la première question à laquelle notre article s’est intéressé : mettre un chiffre sur le déclin des populations d’oiseaux en Europe. Le travail phénoménal de réseaux nationaux d’ornithologues volontaires dans 28 pays européens, coordonnés par des entités comme le Muséum en France, nous offre une mine d’information et de puissance statistique pour répondre à nos questions de conservation. Cette base de données sans précédent nous permet aujourd’hui de quantifier le déclin des espèces d’oiseaux les plus communes en Europe : elles ont perdu près de 800 millions d’individus, soit un quart de leur abondance depuis 1980. Cependant, ce chiffre massif se nuance tout de suite au travers d’un gradient de sévérité concernant les victimes : si les oiseaux adaptés aux milieux froids sont bien plus affectés que ceux adaptés aux milieux chauds, si les espèces capables de vivre dans les villes ou typiques des milieux forestiers sont aussi en déclin, la chute libre qu’ont connu les oiseaux des plaines agricoles est sans commune mesure.

Décrire ces dynamiques de populations n’était qu’une première étape, et la seconde question de notre papier était de comprendre ce qui les engendrait. En effet, les oiseaux doivent faire face à de nombreuses pressions : destruction directe par l’humain et ses commensaux (comme le chat ou le rat), modifications profondes les paysages et les modes de vie au cours du XXème siècle et, accessoirement, changement climatique. Pour comprendre des dynamiques continentales, il nous fallait isoler les pressions majeures sur lesquelles nous allions nous concentrer, aiguillés par les recherches précédentes : le changement des pratiques agricoles, le réchauffement climatique, l’expansion des surfaces artificialisées et l’évolution de la couverture forestière. Grâce à l’étendue spatiale et temporelle du jeu de données que nous avions à disposition, nous avons pu combiner deux analyses complémentaires utilisant les variations spatiales et temporelles de ces quatre pressions et des populations de 170 espèces d’oiseaux communs.

Dans la première analyse, nous avons obtenu l’effet global de chaque pression sur l’ensemble des espèces, accompagné du classement relatif de l’effet de chaque pression par rapport aux autres pressions, en regardant l’impact du niveau et des changements temporels des quatre pressions sur les changements temporels des populations d’oiseaux. Dans la seconde analyse, permise grâce à la qualité temporelle des données disponibles (et donc au temps long des suivis de biodiversité), nous avons tenté de dépasser l’analyse des tendances qui résument un changement temporel en utilisant l’ensemble des informations disponibles dans les séries temporelles (i.e. les variations interannuelles). En combinant de façon originale, une première méthode qui pointe les séries temporelles d’espèces liées de façon significative à telles séries temporelles des pressions, avec une seconde méthode qui quantifie ce lien, nous avons pu aller au-delà des techniques classiques reposant sur des corrélations et isoler pour chaque espèce le cortège de pressions qui l’affecte.

Ces deux analyses complémentaires font ressortir un même résultat central, à savoir que l’intensification de l’agriculture est la pression majeure expliquant le déclin des populations d’oiseaux communs (au-delà des seules espèces des plaines agricoles) en Europe. Cette pression n’est, certes, pas unique, le changement climatique jouant un rôle, mais elle mène (pour l’instant) la danse. Des champs toujours plus grands, des centaines de milliers de kilomètres de haies arrachées, un recours accru aux pesticides et aux engrais de synthèse. In fine, un système de production industriel qui lamine les populations d’oiseaux sous un tir de barrage : ils s’empoisonnent de façon aiguë ou chronique avec les semences enrobées, les insectes ou des plantes contaminés, ce qui affecte fertilité et survie chez les adultes, survie et développement chez les jeunes ; ils subissent de plein fouet durant la reproduction et la migration la disparition dramatique des insectes (subissant les effets conjoints des insecticides et des herbicides et les carences saisonnières de la monoculture) ; ils ne trouvent plus de lieu de nidification avec la perte des haies. Conséquence sensible pour nous, des espèces autrefois communes sont précipitées sur le chemin de l’extinction locale, annihilant pour le futur d’innombrables possibilités de rencontres qui (en)chantent notre monde.