Paul Dufour, nommé par Christophe Thébaud, a été récompensé pour la qualité du travail valorisé dans l’article suivant :

Dufour, P., de Franceschi, C., Doniol-Valcroze, P., Jiguet, F., Guéguen, M., Renaud, J., … & Crochet, P. A. (2021). A new westward migration route in an Asian passerine bird. Current Biology, 31(24), 5590-5596. https://doi.org/10.1016/j.cub.2021.09.086

En pensant aux oiseaux, on pense forcément à leurs fascinantes migrations saisonnières et à la diversité des espèces, dont certaines de quelques grammes seulement, qui parcourent le globe deux fois par an. Cette fascination n’est pas nouvelle puisque l’homme cherche à comprendre ce phénomène depuis l’antiquité. Même si d’immenses progrès ont été accomplis depuis, certains mécanismes, comme l’apparition de nouvelles routes de migration, restent peu compris, notamment parce que ces changements sont rarement observés sur des échelles de temps humaines.

Au Laboratoire d’ECologie Alpine (LECA-CNRS) de Grenoble, j’ai eu la chance de construire avec Sébastien Lavergne mon projet de thèse autour de la vaste question de l’évolution de la migration chez les oiseaux. J’ai, pour ce faire, utilisé une variété d’approches et de modèles biologiques allant de l’ensemble de la classe aviaire à l’étude de quelques espèces. C’est ainsi qu’à l’automne 2018, j’ai commencé à m’intéresser au Pipit de Richard (Anthus richardi), initialement comme un projet parallèle mais qui est rapidement devenu partie intégrante de ma thèse.

Le Pipit de Richard fait partie de ces espèces de passereaux (i.e., les petits oiseaux dont les moineaux, les fauvettes, les hirondelles, entre autres) d’origine sibérienne, qui pour des raisons encore inconnues, sont observées chaque année en faible nombre en Europe, bien loin de leurs routes habituelles de migration. La particularité de ce pipit est que les effectifs de ces individus « égarés » ont rapidement augmenté en quelques décennies, au point de voir des individus commencer à passer l’hiver dans plusieurs localités du sud de la France au début des années 2000. Pour cette espèce migratrice, nicheuse dans les steppes d’Asie centrale et connue jusque-là pour passer l’hiver en Asie du Sud-Est, ce changement d’apparition a soulevé l’hypothèse d’une migration régulière de l’Asie centrale vers l’Europe pour y passer l’hiver.

Grâce à la bourse de terrain de la SFE2, j’ai commencé avec des collègues et amis bagueurs à capturer ces oiseaux dans le sud de la France avec pour premier objectif de tester s’il s’agissait des mêmes individus qui revenaient d’année en année sur les mêmes sites. Un an plus tard, nous avions notre réponse, positive, et nous pouvions passer à l’étape suivante : déployer de petits géolocalisateurs pour suivre ces oiseaux au cours de leur voyage estival. Passer les difficultés pour recapturer les mêmes individus avec leur appareil l’année suivante, nous savions désormais que ces oiseaux se reproduisaient en Sibérie, dans le sud de la Russie et près de la Mongolie, en bordure occidentale de la distribution de l’espèce. Ces oiseaux réalisaient ainsi une longue migration régulière Est-Ouest d’environ 7000 km dans une direction complètement opposée à celle que suit normalement l’espèce pour se rendre sur ces quartiers d’hivernages ancestraux en Asie du Sud-Est.

Pour expliquer l’origine de cette voie de migration vers l’Europe, nous avons proposé que des individus égarés en Europe aient pu découvrir des zones d’hivernage favorables, leur permettant de survivre puis de revenir se reproduire dans leur aire de reproduction habituelle. Puisque les jeunes passereaux migrateurs voyagent seuls en suivant un programme de migration codé génétiquement, il est également possible que cette orientation atypique résulte d’une modification de leur génome, permettant ainsi une transmission de cette nouvelle route de migration à leur descendance. En modélisant la distribution hivernale de l’espèce en Asie et en Europe, nous avons par ailleurs montré que l’espèce a pu bénéficier d’une hausse des températures liée au réchauffement climatique qui génère de nouveaux sites d’hivernages potentiels, en particulier dans le sud de la France.

Et maintenant ? Si cette découverte constitue vraisemblablement l’un des rares changements contemporains documentés de routes de migration impliquant un changement d’orientation, elle soulève surtout des interrogations importantes sur les mécanismes permettant ce phénomène. Les deux questions principales étant de savoir 1° dans quelles conditions une nouvelle route de migration viable peut émerger d’un petit nombre d’individus utilisant une orientation différente ? et 2° pourquoi des individus ont-ils pris (et prennent) une orientation « erronée » au départ de leur migration ? Afin d’essayer de répondre à ces questions, j’ai lancé à la suite de cette étude une série de petits projets. En plus de continuer à suivre les populations hivernantes de Pipit de Richard en France (et maintenant aussi en Espagne), je me suis rendu en Asie centrale durant l’été 2023 pour comprendre dans quel contexte cette potentielle voie de migration a pu émerger. En parallèle, j’ai démarré, avec des collègues européens, l’étude d’autres espèces d’origine sibérienne d’apparitions régulières en Europe en espérant découvrir des déterminants communs (ex. origine géographique, architecture génétique de l’orientation) à ces changements d’orientations.