La Société Française d’Ecologie (SFE) vous propose le regard de Anne Teyssèdre  sur les services écosystèmiques.

MERCI DE PARTICIPER à ces regards et débats sur la biodiversité en postant vos commentaires après cet article. Les auteurs vous répondront et une synthèse des contributions sera ajoutée après chaque article.

Réponses générales de l’auteure

———

Les services écosystémiques,
notion clé pour explorer et préserver
le fonctionnement des (socio)écosystèmes ?

Anne Teyssèdre

Ecologue et médiatrice scientifique, chargée de médiation scientifique au MAB et à la SFE (http://anne.teyssedre.free.fr)

Fichier PDF )

Regard R4, édité par Nicolas Mouquet

———

Mots clés : Services écosystémiques, concept, fonctionnement, socioécosystèmes, écologie, économie, sociétés, changements globaux, préservation de la biodiversité, relation Homme-Nature, enjeux, communication, éthique, stratégies et politiques.

———

Dès les années 1970, prenant la mesure de l’impact croissant des sociétés sur leur environnement – pollution industrielle et agricole généralisée des terres, cours d’eau et littoraux des pays développés, déforestation massive en Amérique centrale et ailleurs, émission croissante de CO2 et d’autres molécules potentiellement toxiques dans l’atmosphère… -, certains écologues ont compris que l’avenir non pas seulement d’une petite minorité d’espèces rares et menacées, mais bien d’une large fraction des espèces et écosystèmes de notre planète, était conditionné par celui des activités humaines. Pour préserver la diversité de la vie sur Terre, et éviter une grande vague d’extinctions, les sociétés devaient apprendre à alléger leurs pressions sur les écosystèmes.

Une nouvelle approche

© Anne Teyssèdre

Mais comment freiner les activités dommageables à l’environnement lorsque celles-ci sont mues par des intérêts économiques et financiers souvent élevés ? Ou en d’autres termes, comment préserver les réseaux d’espèces et leurs habitats du rouleau compresseur des logiques socio-économiques d’une humanité en expansion ? Pour ces écologues pionniers des recherches sur la cohabitation entre hommes et biodiversité (i.e. sur la dynamique des socio-écosystèmes), une approche systémique et stratégique s’imposait : prendre en compte les avantages tirés par les sociétés de la présence de ces espèces et du fonctionnement de ces réseaux écologiques, au plan économique et social, dans la gestion des écosystèmes et l’aménagement des territoires.

Tout comme celles des autres espèces, la survie et l’expansion des populations humaines dépendent de la richesse en ressources, de la stabilité et de la résilience des écosystèmes qu’elles contribuent à constituer… et à modifier au fil du temps. La qualité de l’air que nous respirons, de l’eau que nous buvons et des aliments que nous mangeons, entre autres ressources, résultent du bon fonctionnement des forêts, champs, bassins versants et autres écosystèmes que nous exploitons. Mais la productivité et la résistance aux perturbations de ces écosystèmes est nécessairement limitée : au-delà d’un certain seuil de perturbation, les réseaux d’espèces se désorganisent et les écosystèmes s’effondrent. La pollution ou/et la surexploitation massive de ces systèmes sapent donc les bases mêmes du fonctionnement et de l’économie de nos sociétés.

Pour préserver la diversité de la vie aux prises avec nos sociétés, mais aussi pour préserver le bien-être des sociétés elles-mêmes, il était nécessaire d’intégrer dans la gestion des écosystèmes les bénéfices notamment économiques tirés de leur fonctionnement, ainsi que les dommages économiques liés à leur dégradation.

Naissance et premiers pas du concept

Dans un premier temps, ces chercheurs soucieux du futur de la biosphère ont tenté de répertorier les grandes fonctions limitantes des écosystèmes nécessaires ou utiles aux humains: formation et entretien des sols fertiles par les écosystèmes endogées, à base de leur productivité ‘primaire’ végétale (production de plantes alimentaires, textiles, médicinales et de bois de chauffage notamment); purification de l’air, de l’eau et régulation du climat par les forêts; purification de l’eau, modération des crues et des sècheresses par les zones humides ; pollinisation des plantes sauvages et cultivées par les abeilles et autres organismes ; production d’animaux domestiques et sauvages par les chaînes trophiques ; dispersion des graines par les insectes, mammifères et oiseaux ; recyclage des déchets organiques par les écosystèmes microbiens et la faune du sol; etc. (ex : Holdren & Ehrlich, 1974).

(c) Anne Teyssèdre

© Anne Teyssèdre

En outre, pour favoriser l’approche socio-économique du fonctionnement des écosystèmes et les recherches des économistes dans ce domaine, ils ont baptisé ‘services’ ces grandes fonctions traditionnellement considérées comme illimitées et d’accès gratuit. Il s’agit là bien sûr de services écologiques (et non pas économiques, cf. Teyssèdre et al., 2004), qui peuvent être valorisés au plan social et économique – c’est-à-dire notamment pris en compte dans les transactions et bilans économiques impliquant la biodiversité.

Puis certains ont essayé de démontrer l’importance économique de ces ‘services’ écosystémiques et d’orienter les choix d’aménagement du territoire par certaines méthodes économiques, telles que l’évaluation des coûts de restauration d’écosystèmes détruits. Dans son article pionnier ‘How much are nature’s services worth ?’ (‘Que valent les services rendus par la nature ?), paru dans Science en 1977, l’écologue américain Walter Westman souligne que l’évaluation à 600 milliards de dollars, par la commission nationale américaine sur la qualité de l’eau (NCWQ), du coût de nettoyage de l’ensemble des eaux de surface états-uniennes, fournit une estimation indirecte des bénéfices liés à l’intégrité de la capacité d’assimilation et de purification des eaux des bassins versants dans ce pays, et devrait donc orienter pouvoirs publics et collectivité vers la protection des écosystèmes responsables de cet important ‘service’ de purification.

Malgré sa pertinence, cette approche tout à la fois écologique et économique des écosystèmes exploités par les humains (des socioécosystèmes, dirait-on aujourd’hui), visant à la cohabitation des hommes et de la diversité biologique, n’a jusqu’à récemment guère trouvé d’écho auprès des biologistes et des naturalistes – ni même de la plupart des écologues-, rebutés par toute prise en compte utilitariste des espèces et milieux de vie. Sous le prétexte – indéniable – que la nature n’a pas de prix, et considérant – ce qui est plus douteux – que les espèces et habitats sauvages peuvent s’épanouir et être étudiés à l’écart des hommes, ceux-ci ont longtemps refusé d’admettre que la préservation des réseaux d’espèces et des écosystèmes requiert désormais leur valorisation économique et sociale.

Des économistes à la rescousse

De leur côté, certains économistes et spécialistes des systèmes complexes avaient compris dès le début des années 1970 que, sans politiques et instruments économiques adaptés aux échelles régionales, nationales et internationales, la croissance économique et le développement industriel devaient conduire à la pollution massive de l’atmosphère, des sols et des milieux aquatiques, à la surexploitation des ressources et donc finalement à une crise planétaire tout à la fois économique et écologique, prévue pour le 21e siècle (ex : Rapport au Club de Rome, Meadows et al., 1972).

© Anne Teyssèdre

L’une des priorités était de prendre en compte au plan économique les impacts infligés par l’activité d’agents économiques (industries, agriculteurs, voire un pays…) aux ressources naturelles utilisées par d’autres agents (collectivités locales, ostréiculteurs, voire un autre pays…), au moyen de règlementations, taxes et autres leviers économiques – dans le but de les préserver.

Comprenant que le développement et la durabilité des activités socio-économiques doivent s’appuyer sur le bon fonctionnement et la stabilité des écosystèmes dont elles dépendent, divers économistes se sont vers la fin des années 1980 alliés à des écologues ‘systémiques’ pour forger une nouvelle discipline étudiant l’interdépendance entre systèmes économiques et écosystèmes, et situant clairement les premiers à l’intérieur des seconds : l’économie écologique.

Résultat de cette rencontre fructueuse entre l’écologie et l’économie de l’environnement : non seulement la préservation de la diversité biologique, mais aussi l’usage durable de ses composantes et le partage équitable des bénéfices tirés par les sociétés ont été désignés comme les trois grands objectifs de la Convention sur la Diversité Biologique, tenue à Rio en 1992.

Bien vite, les chercheurs ont complété la liste des ‘services écosystémiques’ physiques rendus aux sociétés (services d’approvisionnement, de régulation et de soutien) par les bénéfices culturels, spirituels et éducatifs liés à l’immersion dans la nature ou/et à l’étude et l’exploration de la biodiversité (Daily, 1997). Ces ‘services’ dits culturels sont à la base notamment de l’écotourisme et des activités économiques associées, du développement économique éventuel de régions touristiques riches en biodiversité, ou plus directement du bien-être physique, mental et social associé au contact avec la nature.

Et parce que les ‘services’ rendus par les écosystèmes aux humains sont limités, souvent incompatibles au niveau local et reposent pour nombre d’entre eux sur des choix de société, les chercheurs se sont alliés à des anthropologues, sociologues et autres spécialistes des sciences de l’Homme pour explorer ces questions de valeurs, choix, communication et concertation entre acteurs socio-économiques (parties prenantes), ainsi que leur application à la gestion collective des écosystèmes.

De la théorie à l’adoption par les sociétés

L’approche économique des écosystèmes a fait ses preuves en tant que stratégie forte dès les années 1990. L’un de ses plus grands et premiers succès est celui de la restauration du bassin versant des Catskill, collines situées en amont de New York, dont la capacité de filtration des eaux de surface était mise à mal par l’intensification régionale de l’agriculture depuis les années 1950 (déversement en excès d’engrais, de pesticides et d’autres polluants…). Comparé au coût de construction et d’installation d’une centrale d’épuration des eaux aux pieds des Catskill, celui de la restauration du bassin versant s’est avéré six fois plus faible… soit une économie de quelque huit milliards de dollars pour la ville de New York ! Cette restauration a bénéficié non seulement aux New-yorkais, mais aussi aux agriculteurs et autres habitants des Catskill… et à la biodiversité régionale (cf. Chichilnisky & Hill, 1998 ; Platt et al., 2003).

R4 AT SocioEcosyst

Forts de ces résultats, divers écologues et économistes ont rédigé des ouvrages de vulgarisation sur la ‘nouvelle économie de la nature’ au début des années 2000 (Heal, 2000 ; Daily & Ellison, 2002; Rosenzweig, 2003). Mais ces essais de diffusion n’ont guère convaincu les médias, le grand public et les décideurs du bien fondé de cette approche, c’est-à-dire de la nécessité de valoriser au plan économique et social les multiples ‘services’ fournis par les écosystèmes pour en préserver le fonctionnement et la diversité.

En 2005 toutefois, l’évaluation des écosystèmes du millénaire (Millennium Ecosystem Assessment, MEA), une enquête menée par plusieurs centaines de chercheurs à l’échelle mondiale, a montré qu’environ 60% des ‘services’ rendus par les écosystèmes aux sociétés sont en déclin (en particulier les services de régulation et de soutien, cf. MEA 2005). Cette enquête largement médiatisée au cours des dernières années a enfin démontré au public et aux décideurs qu’il est grand temps de prendre en compte les ‘services de la nature’ au plan économique et social pour alléger l’impact des sociétés sur l’environnement (i.e., ménager, préserver la biodiversité) et pour permettre le partage équitable de ces services.

Epilogue

Depuis le MEA, les recherches sur les ‘fonctions de production des écosystèmes’ à la base des services écosystémiques et sur leur prise en compte par les mesures et politiques économiques se sont multipliées (ex : Daily et Matson, 2008 et PNAS, 2008). A la demande des Nations Unies, une vaste enquête internationale dite TEEB (The Economics of Ecosystem and Biodiversity) impliquant de nombreux chercheurs a été conduite pour évaluer les bénéfices et coûts économiques liés à la biodiversité, ses usages et son déclin (Kumar et al., 2010). Cependant, aujourd’hui encore, l’approche économique des écosystèmes semble rebuter une bonne partie du public, des scientifiques et des médias, parce qu’elle ouvre la porte à des dérives marchandes ou comptables autour de la biodiversité.

Ces dérives étant délétères tant pour les autres espèces et les écosystèmes que pour les sociétés humaines qui en dépendent, permettre leur émergence pour ensuite les prévenir ou lutter contre elles – à l’aide d’instruments économiques, de politiques et de mesures adaptées – peut paraître absurde. Mais soulignons-le : les systèmes économiques humains s’appuient sur et s’inscrivent donc dans le fonctionnement des écosystèmes, et non pas en dehors. Rejeter l’approche économique des écosystèmes avec ses dérives reviendrait donc à se croiser les bras en attendant que les services écosystémiques s’épuisent et que les socioécosystèmes s’effondrent, dans un climat mondial toujours plus chaud – au sens propre comme au figuré -, sous le poids de nos sociétés nombreuses et mal organisées.

Bibliographie :

Chichilnisky G. & G. Heal, 1998. Economics returns from the biosphere. Nature 391, 629-630.

Daily G.C. (ed.), 1997. Nature’s services : societal dependence on natural ecosystems. Wachington D.C., Island Press.

Daily G.C. & K. Ellison, 2002. The new Economy of Nature. New York, Island Press.

Daily G.C. & P.M. Matson, 2008. Ecosystem services : From theory to implementation. PNAS 105, 9455-9456.

Heal G., 2000. Nature on the Market Place. New York, Island Press.

Holdren J.H & P.R. Ehrlich, 1974. Human population and the global environment. American Scientist 62: 282-292.

Jackson T., 2009. Prosperity without growth. Economics for a finite planet. Earthscan.

Kumar P. et al. (ed), TEEB, 2010. The Economics of ecosystems and biodiversity : Ecological and economic foundations. London, Hardback.

Meadows D.H. et al., 1972. Limits to growth. Chelsea Green Publishing Company.

Millennium Ecosystem Assessment (MEA), 2005. Ecosystems and Human well-being: Synthesis. New York, Island Press.

Platt R.H. et al., 2003. New York protège ses sources rurales pour fournir de l’eau potable à ses habitants. LaRevueRurable 7, 38-41.

PNAS, 2008 : Ecosystem services special feature. PNAS 105, 9455-9494.

Rosenzweig M.L., 2003. Win-win Ecology. Oxford University Press.

Teyssèdre A., D. Couvet & J. Weber, 2004. Le pari de la réconciliation. In Biodiversité et changements globaux, R. Barbault (Dir.), B. Chevassus (Dir.) et A. Teyssèdre (Coord.), ADPF, pp. 180-188.

Westman W.E., 1977. How much are nature’s services worth ? Science 197, 960-964.

Pour en savoir plus en français :

Trois livres récents sur l’approche systémique – écologique et économique – des socioécosystèmes :

Barbault R. et J. Weber, 2010 : La Vie, quelle entreprise ! Paris, Seuil, Coll. Science ouverte.

Couvet D. et A. Teyssèdre, 2010 : Ecologie et biodiversité – des populations aux socioécosystèmes. Paris, Belin.

Jackson T., 2010 : Prospérité sans croissance. Bruxelles, De Boeck. (Traduction de Prosperity without growth. Economics for a finite planet. Earthscan, 2009).

———

Réponses générales de l’auteure

——

Première Réponse générale de l’auteure

Anne Teyssèdre, le 29 octobre 2010

Que de réactions à ce topo d’introduction aux services écosystémiques et à l’approche économique de la biodiversité ! J’en suis bien sûr très contente d’un côté – car débattre sur ces questions de biodiversité, dans un but notamment de communication entre disciplines et de progrès des recherches en sciences de la conservation, est l’objet de cette plateforme. Mais aussi un peu interloquée par l’agressivité de certaines interventions : cette plateforme est un lieu de communication et de réflexion sur la biodiversité, non pas une foire d’empoigne ! Et il me semble non seulement possible mais plus fructueux de discuter sans s’agresser…

Voici trois réponses rapides aux multiples interventions ci-dessus :

1/ Ce topo n’est en rien un plaidoyer pour la monétarisation de la biodiversité, mais bien pour une approche économique et sociale des écosystèmes et de leur fonctionnement.

En quelques mots, il est nécessaire d’anticiper et prendre compte au plan économique les dégradations de l’environnement pour les prévenir et les limiter, sinon les éviter. La notion de service écosystémique permet d’identifier et mettre en évidence les avantages tout à la fois écologiques et économiques tirés de la biodiversité par les sociétés. Elle permet donc de mieux préciser non seulement les atteintes à l’environnement, mais aussi les mécanismes écologiques et économiques mis en jeu, et donc de les prendre en compte dans une gestion proactive des (socio)écosystèmes.

2/ Cette approche économique et politique me semble s’imposer aujourd’hui du fait de l’ampleur des pressions humaines (‘anthropiques’) sur les écosystèmes, aux échelles non seulement locale et régionale, mais aussi internationale et mondiale. Le comportement alimentaire des européens affecte les écosystèmes régionaux et tropicaux (via la déforestation pour la culture de soja ou de maïs destiné au bétail par exemple), tandis que leurs émissions massives de gaz à effet de serre contribuent largement aux changements atmosphériques et climatiques rapides qui touchent l’ensemble des écosystèmes à l’échelle mondiale…

3/ L’approche économique de la biodiversité n’est en rien une alternative à l’approche éthique. Toutes deux sont complémentaires… et toutes deux ont leurs excès. La mise à l’écart de populations humaines locales sous prétexte de préservation d’espèces sauvages dans des espaces protégés n’est guère reluisante non plus… ni durable, heureusement.

Il n’y a aucune contradiction entre le fait de reconnaître que la biodiversité n’a pas de prix et essayer de la préserver par des politiques et leviers économiques adaptés. Les évaluations économiques concernent les bénéfices et les coûts associés au maintien ou au déclin de certaines composantes de la biodiversité telles que les ressources naturelles et les services écosystémiques. Ces coûts et bénéfices confirment la valeur économique de la biodiversité pour les sociétés, mais ne réduisent pas sa valeur à cette seule composante économique.

Au passage, je fais moi-même partie de ces écologues écolos « aimant la nature, sa diversité et fascinés par elle » que décrit Cécile Albert. Et si je suis convaincue depuis longtemps que les espèces et systèmes écologiques ont une valeur intrinsèque, j’ai compris également que cette conviction à elle seule n’est guère efficace pour préserver la biodiversité face aux activités humaines et aux logiques socioéconomiques de milliards d’humains dotés de technologies souvent agressives pour l’environnement. A la différence de l’approche éthique, l’approche économique est fonctionnelle, opérationnelle : elle permet de jouer sur les facteurs économiques et sociaux régissant la dynamique des socioécosystèmes.

———

Deuxième réponse générale de l’auteure

Anne Teyssèdre, le 17-11-10

Les réactions à ce topo d’introduction aux services écosystémiques sont nombreuses et souvent passionnées, signe très positif de l’attachement des intervenants à la diversité de la vie sur notre planète. Mais elles montrent aussi les difficultés de communiquer entre spécialistes de différentes disciplines et avec le grand public sur l’ampleur et les enjeux de la crise actuelle de biodiversité, ainsi que sur les nouvelles approches et méthodes en sciences de la conservation.

Ce texte n’est absolument pas un plaidoyer pour la marchandisation de la biodiversité, mais bien pour une approche économique (donc aussi juridique et politique) des (socio)écosystèmes en sciences de la conservation. Ainsi, reconnaître les valeurs d’usage de la biodiversité pour les humains ne signifie pas du tout réduire celle-ci à ces seules valeurs. Par exemple, il n’est pas question d’affirmer qu’une forêt ou un lac, avec tous les organismes en interaction qui les composent, se réduisent aux seuls « services écologiques » qu’ils rendent aux sociétés. (De la même manière, nul ne voudrait affirmer que la valeur d’un homme exerçant la profession de boulanger se réduit à sa seule fonction (service) de fabriquer du pain et le vendre aux habitants du quartier…)

Les services écosystémiques tirés de la nature par les sociétés ne sont qu’une composante fonctionnelle – pour les humains – de la biodiversité, dont la valorisation économique peut servir de levier pour conserver la biodiversité dans son ensemble.

Je crois que ce qu’il faut bien comprendre, comme l’ont souligné de nombreux économistes de l’environnement depuis un bon bout de temps, c’est d’une part que les rythmes de réponse, renouvellement et adaptation de la biodiversité face aux pressions (croissantes) imposées par nos sociétés sont beaucoup plus lents que les rythmes des interactions économiques. Et d’autre part que l’échelle spatiale /le rayon d’action des activités humaines excède largement le niveau local, notamment du fait de la mondialisation des échanges commerciaux (pour l’alimentation par exemple). Sans politiques/systèmes de régulations économiques et juridiques aux échelles nationales et internationales, les écosystèmes tropicaux terrestres seront abandonnés à la déforestation pour l’agriculture ou le bois à destination des consommateurs des pays développés et émergents, ainsi qu’à l’aridification accélérée de leur climat d’origine ‘anthropique’…

Bref, l’économie de marché libre c-à-d non régulée est un rouleau compresseur pour les écosystèmes actuels, aux échelles nationales et internationales.

Le capitalisme débridé n’a pas l’exclusivité des atteintes massives à l’environnement par les sociétés. D’autres systèmes politiques et économiques peuvent être tout aussi délétères pour la biodiversité. La disparition progressive de la Mer d’Aral entre 1960 et 2000, par exemple, résulte du détournement massif des fleuves alimentant cette mer pour l’irrigation et la culture de terres en amont, décidé et poursuivi en toute connaissance de cause par le gouvernement soviétique au 20e siècle…

Pour lutter contre la dégradation des écosystèmes et l’érosion de la biodiversité, il me semble nécessaire de prendre en compte les mécanismes socio-économiques de cette dégradation… dans une approche nécessairement économique et politique ! Ce qui n’empêche pas d’autres approches (anthropologique, ethnologique, éthique, philosophique…) et ne remet pas en question la valeur instrinsèque des populations, espèces et systèmes écologiques.

———

Troisième réponse générale de l’auteure

Anne Teyssèdre, le 14-6-10

En revoyant l’ensemble de ces échanges sur les services écosystémiques, il me semble nécessaire de souligner ou clarifier plusieurs points :

– Ce topo d’introduction aux services écosystémiques n’est pas seulement un plaidoyer pour une approche économique mais de façon plus générale pour une approche systémique, (écologique) et fonctionnelle des écosystèmes, et pour la diffusion de cette approche dans le grand public – dans un objectif de reconnexion et « réconciliation » des sociétés avec la nature, donc de préservation de la biodiversité et pour le bien-être des sociétés.

– Les écosystèmes ne sont pas des collections d’espèces rares ou moins rares, mais des réseaux d’êtres vivants coadaptés, en interaction entre eux et avec leur milieu de vie (biotope*). Ce sont des systèmes complexes dynamiques et adaptatifs, dotés de propriétés fonctionnelles et d’une résilience* limitée, dont un moteur principal de changement actuel réside dans l’activité de nos sociétés.

– Les « services écosystémiques » ne sont bien évidemment pas des services économiques, mais des fonctions et processus écologiques résultants des interactions, de la coadaptation et de l’organisation entre ces multiples espèces, qui bénéficient aux humains.

– Bien sûr, toutes les fonctions et processus écologiques ne bénéficient pas aux humains. Seules les fonctions utiles à la survie ou au bien-être des sociétés sont désignées comme « services » écosystémiques.

– Comme tels, ces « services » écologiques ont de multiples valeurs pour les humains :
– valeur écologique (alimentation, recyclage des déchets, régulation du climat, modération des crues..) ;
– valeur culturelle, éducative, récréative, inspirative (pour les arts, les sciences…) ;
– valeur économique (leur mise à mal a des conséquences économiques importantes pour les sociétés).

– La valorisation écologique, économique, sociale et culturelle de ces « services » (écologiques) peut alors servir d’argument et de levier à leur préservation.

– Et par construction, puisque ces services impliquent une grande diversité d’espèces et de milieux interconnectées, leur préservation implique celle de réseaux fonctionnels de nombreuses espèces en interaction.

– [Au passage donc, je ne suis pas du tout d’accord avec l’image d’écologues préoccupés uniquement du sort de « leur » espèce décrite dans ce forum par Jacques Weber…]

– Etant donné que toutes les activités économiques humaines s’appuient sur et affectent la composition et le fonctionnement des écosystèmes, il paraît indispensable de prendre en compte ces services au plan social, économique et politique pour les préserver.

– Le terme de « services » de la nature ou des écosystèmes a été choisi dans les années 1970 pour souligner l’utilité pour les humains de ces fonctions et processus écologiques en voie de déclin, et donc favoriser leur prise en compte par les sociétés, notamment au plan économique.

– Identifier et répertorier les différents types de services, comme ont pu le faire Holdren dans les années 1975 ou de Groot et al. en 2002, permet non seulement de souligner l’abondance et la diversité des liens et dépendances qui relient les humains à la nature, mais doit permettre aussi de faire comprendre aux membres des différents secteurs d’activités traditionnellement indifférents comment fonctionnent les écosystèmes dont ils dépendent, pour mobiliser les bénéficiaires de ces services en faveur de la biodiversité.

– La compréhension des bases du fonctionnement des socioécosystèmes, de leur dynamique actuelle et de celle des services écosystémiques par les différents secteurs d’activité, aux intérêts immédiats souvent opposés, doit favoriser la concertation et les débats pour une gestion raisonnée et proactive des écosystèmes.

– Par ailleurs, l’économie n’est pas qu’une affaire de marché. Au sens large, c’est la science de la production et du partage des ressources dans les sociétés.

– Valoriser et prendre en compte un service écosystémique au plan économique n’est donc pas nécessairement le marchandiser, loin de là. Imposer une taxe sur les pesticides ou sur l’essence est un moyen pour les gouvernements de réduire l’utilisation de ces produits, dans le but respectivement de préserver les nappes phréatiques ou réduire le réchauffement climatique.

– La question est plutôt celle du système dominant de gestion des écosystèmes : gouvernement, collectivités territoriale, marchés. C’est donc une question de stratégie / politique économique et environnementale plus qu’une question d’économie..

– Enfin, je voudrais souligner une fois de plus qu’il n’y a pas d’antagonisme mais complémentarité entre les approches éthique (Muir) et fonctionnelle (Pinchot) des écosystèmes. La biodiversité peut et doit être préservée pour elle-même et pour le bien-être des sociétés qui en dépendent.

– Par définition/construction, la deuxième approche est plus instrumentale, fonctionnelle que la première et peut guider les sociétés dans une gestion proactive des écosystèmes, visant à préserver leur fonctionnement et les réseaux d’espèces qui les structurent.

———

 

Forum de discussion sur ce regard